« J’ai fait la Norvège », ou le tourisme dégénéré

Qui n’a pas entendu cette expression plate, révélatrice de notre tourisme de consommation exacerbé par Internet ? Tout devient case à cocher, prestation, « must see ». On voyage pour avoir voyagé, et s’en vanter. On est démodé quand on n’a pas « fait » le Mont-Saint-Michel, la Sicile, ou l’Amérique du Sud. À travers quelques souvenirs de voyage, je vous propose de réfléchir aux égarements du tourisme actuel, au sens qu’il a perdu. Entre Pâques à Mykonos et le voyage de Marco Polo, il y a un monde.

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Dans une période flottante de ma vie, j’ai fréquenté cette personne avec qui j’avais cru bien m’entendre. Nos deux vies toniques et mouvementées nous laissant peu de temps ensemble, je pensais à un court voyage à l’étranger pour nous rapprocher. Elle avait mentionné un jour la Norvège, j’avais donc pris contact avec quelques bons collègues qui travaillaient à Bergen dans un centre de biologie marine, histoire de concocter un séjour surprise aux couleurs locales.

Un lendemain de mardi férié, je la vis revenir après quatre jours sans nouvelles. ‘I was on travel. – Oh, cool. Where have you been?I did Norway.’ « J’ai fait la Norvège. »

En quatre petites journées, entre deux vols, elle avait vu le charmant port de Bergen où je comptais séjourner au moins une semaine, mais aussi frissonné sur le grandiose rocher de Preikestolen, photographié une stavkirke (célèbres églises en bois debout), navigué sur les fjords, visité le centre d’Oslo, mangé le rakfisk et le fårikål, bu le karsk et le mjød, déambulé dans les quartiers branchés et cogné la chope avec des descendants de vikings. Avec l’efficacité appréciable de notre 21ème siècle, TripAdvisor et AirBnb lui avaient servi tout ce que le pays avait à offrir. La Norvège était « faite ».

Décalage total. J’étais sidéré. Cette nouvelle ruinait du même coup mes plans de voyage et mes espoirs dans notre relation. Le verbe « faire » qu’elle venait d’employer cristallisait toute mon aversion pour le tourisme moderne. Rien de ce qui avait de la valeur à mes yeux n’en avait pour elle. Je remballai en silence mes modestes plans de Bergen et cherchai bientôt un cœur plus humble.

Passage obligé au rocher de Preikestolen en Norvège, ou comment se gâcher le moment.

Quelle expression absurde : « faire » un pays, une région, une ville, un site naturel, un musée, comme on dirait « faire les vitres » ou « faire le plein ». On a « fait » la Norvège, une tâche parmi d’autres sur notre liste. Comme si un pays entier ne pouvait avoir pour nous que deux statuts, « fait » ou « non fait ». Ce qui est fait n’est plus à faire, on a vu toute la Norvège une bonne fois pour toutes : pays suivant.

Ce verbe « faire » trahit la présomption de connaître un lieu dont on n’a pu qu’effleurer la surface, mais aussi la vanité de montrer aux autres que l’on accomplit plus de choses qu’eux. « Ah, tu n’as pas encore “fait” Venise ? Ben nous, si. » Pire, il devient même plus important d’« avoir fait » Venise que d’apprécier les moments où on la « fait ».

Qui pourrait se vanter de connaître un lieu au point de n’y plus trouver de nouveau ? Ou plutôt, quelle étendue peut avoir un tel lieu ? J’ouvre une carte IGN et je regarde au hasard un carré du quadrillage au 1:25 000, un simple carré représentant une zone de 250 m par 250 m. Y figurent des courbes de niveaux avec quatre petits sommets, un col, trois vallons et leur rus, un terrain plat cultivé, des barres rocheuses, des sentiers forestiers, un tronçon de route, des feuillus, des résineux, une mare, quelques bâtiments, une piste desservant les deux lieux-dits « le Pichauris » et « la Platrière ». Dans cette miette de France, combien de temps me faudra-t-il pour connaître les chemins, le relief, les passages des animaux, la liste des espèces végétales, animales, fongiques, microbiennes, leurs interactions, les différentes roches et leur agencement, les épaisseurs changeantes du sol, les variations de chaleur, d’humidité, d’éclairage, de sons, d’odeurs au cours des journées et des saisons, mais aussi toute la vie qui anime ces parages, cachettes de nourriture et terriers, prédation, séduction, naissances, croissances de plantes, chutes d’arbres, décomposition de souches, ou encore combats de fourmis glorifiés par Thoreau, sans mentionner l’histoire des bâtiments construits là et leurs fonctions successives ? Combien de temps pour « faire » ce banal carré de nature, à peine touché par les complexes activités humaines ? La connaissance d’un lieu est sans bornes pour qui sait regarder, une vie entière n’y suffirait pas. De vieux paysans qui ont occupé leurs décennies à cultiver les mêmes terres, à les parcourir et les observer, eux seraient les plus susceptibles d’avoir « fait » un modeste territoire – et encore continuent-ils sans doute d’en apprendre jusqu’à leur dernier soir. Alors, quatre jours pour « faire » la Norvège…

Touristes libres, ou pions de la technologie ?

Non contents de consommer avidement le globe, nombre de touristes deviennent incapables de voyager sans accès à Internet, bientôt dépendants des technologies de l’information pour mettre un pied devant l’autre. Le GPS tourne le volant, AirBnb nous dépose chez le « super hôte » le plus proche, TripAdvisor nous emmène jusqu’au repas typique. Ainsi le séjour, de premier de classement en premier de classement, suit son flot admirable sans déception aucune, nous incitant à joindre notre pouce levé à la foule de ceux qui, nous précédant, ont construit ce parcours certifié d’excellence.

Aujourd’hui, c’est un site Internet qui nous dit si ce que nous mangeons est bon, et non plus l’inverse

Parcours, c’est bien le mot. Comme dans un zoo ou un parc d’attractions. Suivez le chemin balisé (tracé en zigzag pour vous divertir), arrêtez-vous aux points d’intérêt marqués au sol, prenez la photo, poursuivez, pensez à consommer régulièrement, et évitez de franchir les clôtures, vous risqueriez d’être déçus. Je revois ce vieux quartier vétuste où j’avais flâné plusieurs jours durant. Aucun bâtiment remarquable, mais un charme indicible et un calme qui me plaisaient. Une seule chose y amenait périodiquement d’autres touristes : la pâtisserie traditionnelle située à son extrémité, unique case à cocher signalée sur Internet dans le secteur.

Où sont donc la découverte, le goût de l’inconnu, l’imprévu, la parole ?

J’ai vu des gens angoissés d’entrer dans un restaurant sans en avoir vérifié le référencement en ligne. Quoi, on prendrait le risque de se tromper, quand le savoir à portée de clic garantit une expérience optimale ? Voilà le comble de la surinformation : aujourd’hui, c’est un site Internet qui nous dit si ce que nous mangeons est bon, et non plus l’inverse !

Dans une ville orientale antique, un ami suivait son smartphone, je suivais mon flair ; souvent, nous tombions à l’arrêt devant les mêmes restaurants…

En se réfugiant derrière un écran, on oublie de voir par soi-même, on émousse son instinct, son sens de l’observation. Ses capacités de communication aussi, car on ne s’enquiert plus auprès d’autrui. L’information rassure, isole, enferme dans une bulle de certitude que nul autochtone ne viendra troubler.

Ainsi, même en vacances, nous déléguons passivement à nos assistants technologiques nos capacités à observer, évaluer, décider, voire à apprécier.

Bien sûr qu’un avis de la communauté oriente, mais la mauvaise expérience de l’un ne sera-t-elle pas la bonne expérience de l’autre ? Qui dit qu’une personne ne préfèrera pas un accueil rustre mais sincère, à un service adapté mais mielleux ? Qui dit que l’information qui s’affiche à notre écran est fiable et correspond à cette réalité que nous pourrions sonder par nous-mêmes ? Au-delà du problème des avis falsifiés, on se souvient de l’exemple extrême de ce restaurant fictif de Londres qui, sans avoir jamais servi la moindre assiette, avait atteint en 2017 la plus haute place du classement de TripAdvisor ! Non, décidément, le jugement personnel n’est pas dans l’air du temps. Le tourisme sert à thésauriser les expériences positives, pas à risquer le chamboulement.

Par conséquent, bien des touristes se comportent en pions téléguidés, à l’abri dans leurs parcours à moquette, plutôt que d’aller à la rencontre de l’inconnu. Pas de temps pour une curiosité non référencée sur le smartphone. La liste des Best Things To Do, elle, est fort longue.

Ultime exemple de téléguidage : en 2017 en Norvège, une erreur de Google Maps faisait atterrir dans un hameau quelconque des centaines de touristes, qui croyaient se rendre au célèbre rocher de Preikestolen dont je parlais plus haut. Et je passe sous silence ces amis qui, suivant leur GPS pour venir me retrouver à la campagne en Aveyron, sont arrivés par une piste ravinée et cabossée, au lieu de prendre la route goudronnée pourtant bien indiquée par les panneaux routiers…

Quand le tourisme dénature les lieux visités

Je me rappelle de mon passage dans cet antique port méditerranéen dont on entendait vanter les charmes. Il m’a plu en effet, mais aux premières lueurs du jour, quand seuls sont à voir les bâtiments, les mouettes et quelques humains matinaux. Car bientôt, l’activité commence, qui révèle que tout n’est que décor. Sur les quais, derrière les portes colorées des vénérables caves de pêcheurs, s’ouvrent des restaurants proposant tous la même carte ; au pied d’anciennes maisons sont servis des petits déjeûners d’hôtels ; l’ex-bureau des douanes vend souvenirs et cartes postales, la vieille tour de garde des tableaux d’artistes ; les bateaux qui dépassent la jetée sont pleins de touristes et non de poissons.

Le seul bâtiment qui n’ait pas abandonné sa fonction première, la mosquée, diffuse néanmoins des appels à la prière pré-enregistrés. Les natifs de la ville ne l’habitent plus, à moins d’avoir investi dans un hôtel. On ne rencontre guère que des personnes venues d’ailleurs, les unes pour dépenser leur argent, les autres pour faire dépenser les premières. Ainsi le décor, vidé de ses habitants, est total.

À l’est du décor, le port moderne, bétonné et mazouté ; à l’ouest, hôtels de luxe et casinos ayant accaparé des portions de côte. Le seul morceau de littoral accessible au promeneur est balisé, formaté, planté de palmiers identiques, cerné de lieux où l’on consomme. J’ai observé le chemin que suivaient la plupart des visiteurs, déversés en bus aux portes de la vieille ville :  descente à pied par la rue des banques, aller-retour sur la jetée, restaurant lambda, visite du fort, photo de la vieille fontaine à ablutions (n°8 sur le plan), achats divers, boutique de loukoums (n°17), dîner puis hôtel.

Des jeunes couples branchés qui se succèdent sous mes yeux, aucun ne prête l’oreille aux musiciens du soir. Ils sont venus ici parce qu’on leur y a fait penser, pour faire comme les autres. De l’histoire millénaire et mouvementée du lieu, on retient peu. Tout le monde repart avec la même photo – sourire sur fond de soleil couchant derrière la tourelle de la jetée. Un week-end suffisait bien pour « faire » ce port authentique, qui a cessé de l’être le jour où le mot est apparu sur une brochure touristique.

Ce souvenir de voyage illustre la perversion qu’opère le tourisme sur les lieux visés. Puisque les visiteurs amènent de l’argent, tout s’aménage et s’organise pour les attirer, bientôt au détriment de l’âme locale. Un endroit qui autrefois vivait, certes modestement peut-être, s’est transformé en musée froid où l’on encaisse des droits de séjour, en parc d’attraction où l’on déambule suivant un marquage au sol.

Cette muséification des lieux est à l’œuvre dès lors que le touriste n’est plus une goutte parmi le flot des habitants, ballotée joyeusement par l’ambiance véritable, mais une vague qui se répand en imposant son pouvoir d’achat et ses exigences. Avec l’argent du tourisme, on gagne en rénovations de façades ce qu’on perd en autonomie économique, donc en capacité de survie à long terme. En passant dans ce port, j’ai apporté à regret ma part de subvention à ce système.

À Dubrovnik en Croatie, autre port méditerranéen, le flux énorme de touristes devient un poids pour les habitants. Si le tourisme a enrichi la ville depuis l’après-guerre mondiale, permis la construction de l’aéroport et la restauration des bâtiments après les bombardements de 1991-1993, la vieille ville aujourd’hui est dénaturée et suffoque. À tel point que son maire a instauré de véritables mesures de dissuasion touristique : échelonnement des arrivées et départs de bateaux, réduction des quantités de souvenirs en vente et des nombres de couverts des restaurants, augmentation des tarifs de visite guidée… Le monde entier s’est mis en tête de « faire » Dubrovnik, la ville-musée est déjà dénaturée et se débat comme elle peut.

Le Mont Blanc, point culminant des Alpes, devient un vulgaire terrain de jeu. Image du 26 juin 2019, source Reporterre

Je mentionne brièvement – mais on pourrait s’étendre – que le tourisme moderne dénature aussi… la Nature elle-même ! Trop de gens, de passage, de bruit, de lumière la nuit, de déchets. Bien des espaces sont victimes de leur beauté exaltée dans les brochures touristiques : pollution, dérangement de la faune et la flore, béton et goudron. Cet article de Reporterre prend l’exemple des Calanques près de Marseille, de l’île de Porquerolles et du Mont-Blanc, assez préservés certes, mais où les gens viennent en surnombre et comme sur un terrain de jeu. Et les sports de plein air ou d’aventure se démocratisent. Là où venait jadis un marginal, il vient aujourd’hui cent personnes avec guides.

On a beau jeu de planter des panneaux d’interdictions, après avoir financé les accès et transports qui déversent les flots indésirables de visiteurs. Devant la beauté naturelle, mieux vaudrait souvent s’abstenir de tout aménagement.

Au fond, pourquoi fait-on du tourisme ?

Le caractère dégénéré du tourisme actuel me semble reflété par les trois attributs illustrés ci-dessus – superficiel, manipulable, dénaturant. Quand le séjour devient itinéraire touristique, c’est-à-dire parcours de consommation, il en oublie sa vertu première de transformation personnelle.

Le mot « tourisme » n’a pas toujours eu la connotation péjorative qu’il revêt souvent aujourd’hui. Dès le 16ème siècle (reprenant une pratique antique), les jeunes aristocrates européens partaient faire leur Grand Tour, voyage de plusieurs mois ou années à travers l’Europe, destiné à approfondir leur éducation. L’exposition à d’autre langues, cultures, mœurs, contribuait à l’ouverture d’esprit ainsi qu’à la connaissance des grands centres économiques et intellectuels. Le Tour était initiatique et accessible aux seules familles aisées.

Aujourd’hui, quelle proportion des touristes mondiaux s’éduquent en voyageant ? Une minorité sans doute. La découverte de lieux nouveaux est là, mais qu’apprend-on sur autrui et sur soi-même, quand on se contente de cocher des cases définies par les autres ? La transformation personnelle ne va guère plus loin que l’argent disponible en banque. Et ce qui désole dans cette pratique, c’est qu’une part sans cesse croissante de la population mondiale (le tourisme reste l’activité d’une minorité) la prenne pour but, à mesure que s’élève le pouvoir d’achat et que baisse le coût des billets d’avion.

Loin de soutenir que seuls les plus riches savent pratiquer un tourisme sain, je serais tenté de suggérer que justement, l’argent abondant rend plus probable de tomber dans un tourisme utilisateur. Le touriste peu argenté, s’il renonce à la tentation du vol bas-coût, recourra à bus, auto-stop, vélo, cheval, marche, exactement les moyens de transport qui redonnent au voyage sa lenteur et son goût d’aventure. J’ai croisé récemment près de Marseille un modeste propriétaire de camping et son fils, partis avec vélos et sacoches pour un voyage de plusieurs mois vers l’Italie du Sud. Cet enfant, déscolarisé le temps du voyage, était bien mieux parti pour un Tour initiatique que n’importe quel gosse de riche enchaînant tous les hôtels luxueux de Méditerranée.

À propos, je connais au moins quatre couples de personnes qui ont traversé la France ou l’Europe en vélo pendant leurs vacances, à la découverte fine des territoires et des habitants. Bivouac dans un champ, chemin de vignes, bords de canal, passage de cols, traversée de fleuves… à la force du mollet tout hectomètre prend une autre signification. Un certain investissement matériel au départ certes, mais qui peut servir longtemps ou se revendre.

« Le tourisme est une compensation thérapeutique permettant aux travailleurs de tenir la distance »

Rodolphe Christin

Comme l’analyse le sociologue Rodolphe Christin dans son Manuel de l’anti-tourisme (Écosociétés, 2017), la qualité émancipatrice du temps libre a disparu, par suite de sa récupération par le productivisme et la logique marchande. L’avènement des congés payés a dopé le développement du tourisme qui, en retour, s’est massifié et industrialisé.

On ne voyage plus pour s’éduquer, on voyage pour s’éclater, voir du neuf, oublier le travail, claquer en quelques semaines l’argent qu’on a mis des mois à gagner. En quelque sorte, puisque le tourisme tend à occuper les vacances, il est devenu un contrepoint automatique au travail. Je travaille, donc je fais du tourisme. Pire, le tourisme est bien souvent la « compensation thérapeutique permettant aux travailleurs de tenir la distance et d’accéder aux mirages de la qualité de vie » (Christin, p.61). On voyage loin et fort pour oublier un quotidien trop morose.

Pas convaincu(e) ? Songez donc au confinement de mars 2020 subi par les habitants des grandes villes, dont vous faites peut-être partie. Soudain prisonniers d’un lieu qu’ils admettaient enfin comme invivable, beaucoup de gens ont compris qu’ils n’y tenaient le coup qu’à condition de pouvoir partir en vacances. L’envie d’ailleurs qui rôde depuis des années n’a fait que croître, notamment en région parisienne. Cet été, les stations de montagne, les réserves naturelles ou encore des départements ruraux comme le Lot et l’Yonne, étaient plus que jamais fréquentés par les touristes.

Enfin, la plupart des gens voyagent pour avoir voyagé. Pour pouvoir énumérer les lieux visités, les logements occupés, les repas dégustés. Le touriste actuel est d’ailleurs avant tout un consommateur de prestations. Selon son budget, ce sera les soirées d’Ibiza ou les safaris du Kenya, mais il consommera. Et plus c’est quantifiable, mieux il se vantera. Comment il s’est senti ? Ce qu’il a appris sur soi, ou apporté aux personnes rencontrées ? Pourquoi il repartirait ? Guère le temps d’y réfléchir, occupé qu’il est à rayer le prochain item de la liste.

Pire, le même mal qui ronge nos semaines de travail s’est insinué dans celles de congés. En croyant tirer le meilleur du précieux répit, on s’attache à planifier, optimiser, déléguer, rationaliser l’organisation du séjour, pour le rentabiliser. Le prix du vol pour Tokyo est un sacré investissement, soyons sûr d’en tirer un bon retour. Mais c’est une illusion, car l’absence de « trous » dans le programme tue dans l’œuf la découverte spontanée et empêche de savourer les moments passés. Néanmoins, les vacances orchestrées de main de maître ont le goût du projet bien conçu. On reprend le boulot fier de sa performance, rafraîchi d’un nouveau succès professionnel que l’on s’empresse de raconter. L’oubli de soi, le goût de l’errance, le délice de l’imprévu ? Abandonnés, pas rentables.

Force est donc de constater que le tourisme, dans sa pratique dominante, a perdu sa vertu première d’éducation, de transformation intérieure, pour devenir au contraire une activité aliénante, abrutissante, dictée par des industriels et se déroulant dans des « tissus serrés de prestations » (Christin, p.51).

L’équation « tourisme = bonheur », image d’Épinal de nos sociétés modernes occidentalisées, pervertit les esprits au lieu de les instruire, et l’industrie du tourisme, par sa croissance implacable (6,5% par an entre 1950 et 2006, selon l’Organisation Mondiale du Tourisme), accélère l’aplanissement des cultures et la dégradation des écosystèmes.

Retrouver le sens du voyage

Redonner du sens au tourisme peut passer par retrouver le sens du voyage.

Au 21ème siècle, l’abondance de pétrole et la structuration des transports, notamment aérien, ont quasiment fini par nier l’existence du voyage. La partie « voyage » d’un séjour touristique, le déplacement, se résume souvent à un vol entre deux aéroports standardisés, vol que l’on espère le plus court possible. Les péripéties de naguère, changements de routes, contretemps, pertes d’objets, découvertes inattendues, rencontres forcées avec les autochtones pour de l’aide ou du renseignement, on n’en veut plus. Exit tous ces incidents qui faisaient pourtant le sel du voyage et fournissaient les anecdotes délicieuses.

De mes quelques expériences de voyage, je retiens pourtant que les meilleurs moments sont souvent nés de l’imprévu.

En Serbie, un homme qui nous a vus mon ami et moi, attablés inactifs dans une échoppe à grillades, repasse une heure plus tard, nous proposant pour la nuit une chambre inespérée et à prix imbattable. En Grèce, alors que nous zonons dans un bar, un homme nous repère et finit par nous embaucher pour deux jours dans son champ d’oliviers – logement gratuit et histoires du cru. En Turquie, notre errance dans un quartier gitan peu attrayant nous conduit dans ce bar sans nom, où, passée la surprise de voir entrer des touristes, nous rencontrons parmi les siens un clarinettiste de renommée internationale. Grâce à l’imprévu, la découverte voyageuse du monde redevient cette expérimentation « hasardeuse, poétique et parfois douloureuse, très imparfaite d’un point de vue organisationnel » (Christin, p. 134).

Plus l’on planifie, moins l’on voyage. En un lieu nouveau, tant de choses se présentent que nous ne pouvons connaître à l’avance. Être esclave d’un programme, c’est se fermer à cette spontanéité qui illumine le séjour. À trop suivre un déroulement défini hors du lieu (et payé à l’avance), on finit par tricoter à l’envers, contraint de quitter des endroits où l’on voudrait rester, et rester dans des endroits que l’on voudrait quitter.

Aux gens m’opposant qu’ils planifient car ils n’ont pas la moindre demi-journée à « gâcher », je réponds d’adopter un programme moins ambitieux. Trop court, le séjour ? Alors, mieux vaut voyager plus longtemps si possible, ou moins loin à défaut, afin que la soif de voir reste à la mesure du temps disponible. Même la présence d’enfants ne justifie pas une organisation millimétrée. J’ai rencontré en voyageant de nombreuses familles m’ayant convaincu qu’on peut toujours garder un programme souple, dans une certaine mesure mais y compris sur l’hébergement, dès lors qu’on relâche les exigences de confort.

En voyage, la compagne de l’imprévu est la lenteur. Le tourisme est une activité d’agrément et non d’affaires, il doit redevenir un temps sans objectif de résultat. Le repos requiert la lenteur, la lenteur autorise la vraie découverte. En s’asseyant en terrasse de café ou sur un banc public, en laissant couler les heures, en acceptant comme égales les scènes qui s’offrent à nous, on en apprend long sur le lieu et ses occupants. Lenteur des conversations, attentes sans but, farniente, et parfois la surprise déboule qui change le cours du voyage, comme je le racontais plus haut.

La lenteur, de plus, est nécessaire pour savourer le voyage. C’est dans les longs trajets en bus, dans les attentes de bateaux, dans les jours de pluie passés à l’hôtel ou au bar, dans les siestes en bord de route, que l’on repasse dans sa tête les moments, les lieux, les personnes, les impressions. La mémoire se consolide par répétitions. Les temps morts confèrent aux événements du voyage tout leur relief, leur saveur. La remémoration construit la valeur de choses. Voulons-nous voyager comme ces « esprits préoccupés » que critique durement Sénèque, qui « ne peuvent ni se retourner ni regarder en arrière » et dont la vie « par conséquent, va se perdre dans un abîme » ?

« De même qu’il ne sert à rien de verser tant et plus, si nul récipient au-dessous ne recueille et retient, ainsi peu importe le temps qu’on reçoit, s’il n’a pas où se déposer : à travers des âmes fêlées et percées, il s’écoule dans le vide. » (Sénèque, De la brièveté de la vie, chapitre X)

Pour goûter à la parfaite lenteur du voyage, partir à pied est une bonne idée – sans se sentir obligé(e) de « faire » un des chemins de Saint Jacques. À pied, on goûte à la satisfaction de voyager par ses propres forces et on voit plus de choses qu’avec tout autre moyen de locomotion. De plus, la marche se prête à la réflexion. Connaissez-vous Bernard Ollivier, ce retraité qui a créé l’association Seuil et remis en lumière la marche comme expérience mentale ? Des marches encadrées de plusieurs semaines permettent d’accompagner des adolescent(e)s en difficulté dans leur réinsertion sociale, avec de nombreux succès. Là aussi, le voyage et la lenteur permettent la transformation personnelle.

Ainsi, comme le propose Rodolphe Christin, retrouvons le sens du voyage en nous rappelant là encore que l’important n’est pas la destination, mais le chemin.

Le temps, ou l’argent ?

Il est faux de dire que voyager coûte forcément cher. A fortiori lorsqu’on est jeune et en bonne santé. Ce qui manque est bien plus le temps que l’argent.

Outre les multiples possibilités de transport qui s’offrent au touriste peu argenté, que je rappelais plus haut, l’hébergement lui-même peut coûter peu, si l’on prend le temps de le dénicher… ou si l’on est moins regardant. Avec un ami, nous avons voyagé à travers dix pays européens pour quelques dizaines d’euros, nous déplaçant en auto-stop, alternant nuits à la belle étoile, chez l’habitant(e!), ou en auberge de jeunesse. Les conducteurs, loin d’être tous aigris ou dangereux, sont souvent ravis d’échanger leur capacité de transport contre un peu d’animation !

À Barcelone, j’ai rencontré il y a une dizaine d’années un groupe de cinquante Polonais venus en auto-stop fêter le Nouvel An. Tous étudiants et étudiantes, vivant de petits boulots, un grand sourire aux lèvres. Marta et Anna, parties de Cracovie par -20°C avec des sandwichs, deux sacs de couchage, une bouteille de vodka et un couteau dans leur sac, avaient traversé l’Europe en trois jours pour quelques euros.

Bien sûr, se déplacer pour moins cher demande plus de temps, or les semaines manquent quand on est pris dans l’engrenage CDI-maison-crédit. Mais rien n’oblige à rentrer dans ce modèle dominant dont on nous rebat les oreilles, bien des gens restent en dehors et s’en portent à merveille. J’ai croisé en Chine une infirmière suédoise qui passait la moitié de son année à travailler, l’autre moitié à voyager grâce à l’argent gagné. « J’ai bien plus de choses à vivre que le travail ! » disait-elle.

Pour voyager pas cher, prendre son temps ainsi qu’accepter plus d’inconfort et d’aléas suffit souvent à changer la donne.

Une certaine attitude de voyage

Il n’existe pas de « recette du bon voyage ». Parce qu’il peut y avoir autant de façons de voyager que de personnes. Aussi, parce qu’une même personne, selon le groupe qui l’entoure ou la période de sa vie, voyagera différemment. Par ailleurs, je ne détiens pas de vérité et je ne suis moi-même qu’un touriste de plus, empruntant les mêmes vols bas-coût que les personnes que je critique.

Néanmoins, d’après ma modeste expérience de voyageur, je souhaite défendre un certain état d’esprit, une attitude qu’il me semble bon d’adopter en tant que touriste, pour donner sa valeur à la notion de voyage : discrétion, attention, échange.

Discrétion, tout d’abord. Humilité de l’intrus. S’effacer devant l’autochtone. « Disparaître dans la géographie », comme dit Sylvain Tesson. Dans une région nouvelle, baignée peut-être d’une culture très différente, certains de nos actes banals ont une résonance forte. On dérange lorsqu’on écoute du hip-hop sur son enceinte portative près d’un temple bouddhiste, ou qu’on se promène en minijupe dans certains endroits religieux – sans parler de donner une mauvaise image de nous ou de notre lieu d’origine. Sans aller dans ces caricatures, on a vite fait d’incommoder par mégarde, n’ayant pas pris le temps d’observer ce qui se faisait ou ne se faisait pas. Avec la discrétion va ainsi l’attention.

Attention portée aux autres, c’est-à-dire connaissance de leurs valeurs, respect de leurs modes de vies. On ne voyage pas pour importer ses règles, mais pour découvrir celles des autres. Séjourner chez autrui comporte de l’étonnement, du manque, parfois la tentation du dédain, pourtant il est bon d’accueillir ces impressions en se gardant de réagir, en restant discret et respectueux. Gare aussi aux attitudes néo-colonialistes, dans les pays où la domination politico-militaire a été remplacée par celle du pouvoir d’achat, et où l’aide au développement se teinte de condescendance : on y consomme en se croyant supérieur.

Le respect invite à l’échange, on discute avec des mots, des gestes ou des dessins, on découvre que les signes ne sont pas universels. Le pouce levé sur le bord de la route en Iran équivaut au doigt d’honneur pour l’auto-stop en France ; le « oui » de la tête pour un Français signifie « non » en Bulgarie. Je me rappelle de cette soirée au Vietnam où mon ami et moi cherchions simplement à « boire un coup », pourtant incapables de nous faire comprendre par nos gestes. Dans l’échange s’apprivoise l’altérité, la langue, la culture. Dans la rue, ce vieil homme courbé sur sa canne nous en apprendra peut-être plus que le discours passe-partout de la guide que l’on paye.

Attention portée à son environnement aussi, observation des évolutions, des acteurs, et surtout des détails, dans lesquels réside toute l’authenticité. Déambuler et voir par soi-même, plutôt qu’à travers les yeux des autres. S’étonner de l’absence et chercher sa cause. Regarder ceux et celles qui travaillent, leurs équipements, vêtements, gestes : que nous apprennent-ils ? Photographier, mais aussi prendre le temps de regarder ses photos. Dessiner, pour mieux s’imprégner d’un objet, d’un bâtiment, d’une vue, d’une lumière. L’accumulation des détails durant le séjour renforce et enrichit la compréhension du lieu, elle permet que le souvenir se spécifie, aille au-delà de l’impression, du « on a passé des bons moments là-bas » ou du « j’ai bien aimé ».

En voyage, un dessin aide à saisir ce qui a attiré l’œil

Pas de recette donc, mais peut-être les quelques paragraphes qui précèdent vous donneront-ils moins envie de « faire » un lieu, et plutôt d’y voyager.

Et si on arrêtait de voyager ?

Puisque le tourisme pollue, pervertit les lieux et leur culture, puisqu’on part en voyage par soumission à la publicité ou par mimétisme des autres, puisqu’on rentre trop souvent sans avoir prêté attention à l’endroit, puisqu’enfin la motivation première des gens organisant cette industrie n’est pas de nous ouvrir l’esprit mais de nous vider le portefeuille, je suis tenté de dire… et si on arrêtait de voyager ?

Au lieu de voyager pour fuir une ville trop bruyante et oublier un travail trop tendu, si on remettait en cause ces choses mêmes, le cœur de notre vie ? Chi sta bene, non se move, dit un dicton italien : qui se sent bien ne bouge pas. Dans une vie équilibrée, pas besoin de gravir les glaciers de l’Antarctique pour se sentir vivre. Besoin de calme et d’espace ? Habiter à la campagne en offre. On gagne en qualité de vie ce qu’on perd en salaire. Besoin d’activité physique et marre des néons des salles de sport ? Couper son propre bois de chauffage a fait ses preuves depuis des millénaires.

On rêve du « là-bas »
en délaissant l’« ici »

À trop saliver devant les photos trafiquées de volcans ou de cocotiers, on en oublie son propre territoire. On rêve du là-bas en délaissant l’ici. Dans l’année, on n’a guère le temps que de travailler, on paie quelqu’un pour s’occuper du jardin à notre place ; dès qu’on a des congés, on les passe ailleurs. Entre ces deux anonymats, pas le temps de connaître les voisins, on vit à côté les uns des autres, mais plus ensemble. Ainsi se dégradent, lentement mais inexorablement, les liens sociaux, les cultures régionales, les traditions. Dans les quelques associations locales que j’ai côtoyées ces dernières années, guère que des étudiant(e)s et des retraité(e)s. Les « actifs » manquent à l’appel, ils dorment ou travaillent, ou bien sont partis en vacances.

L’état des abords campagnards me semble représentatif de notre manque de temps consacré à l’ici. Malgré les remarquables efforts associatifs, le patrimoine bâti et paysager s’effrite. Moulins en ruine qui pourraient trouver un nouvel usage, murs en pierre qui s’effondrent et laissent s’éroder les terrains, chemins que seuls quelques agriculteurs entretiennent encore, sentiers séculaires envahis de broussailles et ravinés… Il y a là pourtant de quoi occuper sainement les dizaines de milliers de personnes qui n’iraient plus fouler les plages de Thaïlande ! Activité physique au grand air, mise en valeur du patrimoine, transmission de savoir-faire, lien social, repas conviviaux, observation de la nature, le tout pour des coûts dérisoires.

Alors, si le tourisme fait souffrir le là-bas autant que l’ici, pourquoi ne pas épargner les deux en préférant un temps libre tourné vers le chez soi plutôt que vers l’autre bout du globe ?

Si nous ne savons pas retrouver dans le voyage sa vertu de transformation personnelle, autant rester près de son entourage. Autant prendre soin de soi-même. Soin de l’esprit, soin du corps, soin du logis. Prendre soin également de ses proches : comment vont-ils, quels sont leurs soucis, leurs projets, comment leur être agréable ou les aider ? Prendre soin de la vie locale, s’investir dans les associations, les événements culturels, rendre visite à des personnes âgées seules loin des leurs, etc. Si le voyage change les chiffres de notre compte en banque mais pas notre regard sur le monde, alors oui, autant y renoncer, pour chercher parmi ces mille activités plus locales, sans doute plus ambitieuses, le vrai sens que nous croyions trouver en achetant des billets d’avion.


Ouvrage conseillé : Manuel de l’anti-tourisme, Rodolphe Christin
Éditions Écosociétés, 2017 (1ère édition 2010)

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3 réflexions sur « « J’ai fait la Norvège », ou le tourisme dégénéré »

  1. Ces hordes de touristes me font penser aux hordes de pèlerins des temps antiques. Les lieux must seen ont remplacé les statues de dévotion. Voyager local a l’heure de la mondialisation me paraît un choix judicieux ! Merci pour l’article !

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