Des entreprises comme Amazon, Google, Facebook, ont acquis un tel pouvoir qu’elles commencent à façonner la santé, l’éducation, la sécurité, la monnaie, prérogatives traditionnelles des États. Ces géants deviennent-ils une nouvelle forme d’État issue du libéralisme ? Un État sans territoire, où les impôts seraient les données, et les citoyens les utilisateurs.
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Au tournant du 21è siècle, l’explosion du web a vu le développement faramineux d’entreprises exploitant les données numériques, dont certaines ont atteint en dix ou vingt ans une envergure internationale voire mondiale, et que la rapidité de déploiement place un cran au-dessus des multinationales habituelles. On connaît bien sûr les GAFAM : Google (renommée Alphabet), Apple, Facebook (renommée Meta), Amazon, Microsoft, ainsi que leurs « petits camarades » au décollage plus récent : Netflix, AirBnb, Uber. On peut citer aussi Yahoo!, Samsung, Twitter (renommée X) qui a été rachetée, Booking, le moteur de recherche russe Yandex, et bien sûr les entreprises chinoises BHATX: Baidu (moteur de recherche), Huawei (télécommunications), AliBaba (commerce en ligne), Tencent (messagerie et réseaux sociaux), Xiaomi (smartphones).
Je parlerai surtout des GAFAM, les plus avancés et les plus présents, et je traiterai à part les BHATX. Le cas d’Elon Musk est particulier car son empire repose encore sur l’économie matérielle (voitures électriques, navettes spatiales, tunnels), mais je tends à l’inclure dans le même sac puisqu’il s’est enrichi en fondant PayPal et continue de s’appuyer sur l’économie immatérielle et l’IA (Twitter, début d’OpenAI, X.AI …).
Alors, on sait que ces géants sont grands. Mais grand comment ?
Eh bien, leur capitalisation boursière est devenue comparable avec le PIB de pays entiers, et pas des moindres. Selon cet indicateur, si Booking avoisine le PIB de la Bulgarie (≈ 90 milliards de dollars) et AliBaba celui du Vietnam (≈ 400 Md$), Tencent et Facebook se frottent aux Pays-Bas et à la Turquie (≈ 800 à 1 000 Md$), Google et Amazon à la Corée du Sud ou la Russie (≈ 1 600 Md$), tandis qu’Apple et Microsoft ont dépassé l’Italie et bientôt la France (≈ 2 500 Md$) ! C’est un indicateur superficiel, car il exclut la dette et car la valeur d’une entreprise ne se résume pas à celle de ses actions en bourse, pas plus que le PIB ne capture toute la richesse d’un pays. Mais la comparaison illustre la puissance financière de ces entités qui ont pris corps en l’espace de 25 ans.
Cette manne budgétaire abreuve leur Recherche et Développement (R&D) de sommes énormes, faisant d’eux des acteurs majeurs en recherche et innovation dans le domaine : de l’ordre de 20 Md$ en 2020 pour Google, Apple, Microsoft, Samsung, Huawei, Facebook, et même 42 Md$ pour Amazon, à comparer aux 8 Md$ de budget de la Fondation Nationale pour la Science (NSF) aux États-Unis et les 3,7 Md$ du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en France. Google, qui a relevé en 2016 le défi symbolique de battre l’humain par une machine au jeu de Go (filiale DeepMind), travaille sur l’ordinateur quantique (filiale Quantum AI) à l’instar d’IBM. Facebook liste sur son site les centaines de publications de recherche de ses équipes depuis 2009, sur la réalité virtuelle, l’IA, les caméras intelligentes, le langage, mais aussi l’économie, les infrastructures informatiques, etc.
Si ces géants semblent être de toutes les innovations, c’est qu’en réalité ils achètent des start-ups à tour de bras pour s’accaparer les capacités de recherche. Vu leur budget, les acquisitions ne semblent d’ailleurs pas avoir de limites : Motorola Mobile pour 12,5 Md$ par Google en 2011, WhatsApp pour 22 Md$ par Facebook en 2014, LinkedIn pour 26 Md$ par Microsoft en 2016, Twitter pour 44 Md$ par Elon Musk en 2022…

Les infrastructures sont un signe visible de leur puissance, car ces entreprises bâtissent bien sûr des immeubles de bureaux et de serveurs, des routes d’accès, mais aussi des logements, voire des quartiers entiers avec commerces et lieux de divertissement. C’est le principe des cités ouvrières du 19è siècle – sans comparaison de salaires ! En Californie, Facebook construit ainsi son Willow Village avec 1 500 logements, pour garder au plus près ses employés affectés sinon par l’engorgement de la circulation ; Google, qui a déjà construit 5 000 logements près de son siège de Moutain View, finalise son campus Charleston East qui devrait en compter 10 000 ainsi que 33 ha de bureaux, des parcs, des magasins. De par leur taille immense, qui permet d’inscrire la rentabilité dans un cadre plus large que l’infrastructure même, Facebook et Google prennent ainsi en main des défis d’urbanisation que ni les autorités locales ni les promoteurs immobiliers ne semblaient prêts à aborder.
Mais l’extension matérielle ne s’arrête pas là.
Les câbles sous-marins, par lesquels transitent 95% de nos communications électroniques dont Internet, appartenaient traditionnellement à de grands consortiums d’entreprises de télécommunications, se répartissant financement et exploitation. Mais la donne a bien changé. En 2020, Google devenait le premier acteur privé à détenir seul un tel équipement stratégique, avec un câble reliant les États-Unis à la France, nommé Dunant et bientôt rejoint par trois autres câbles transocéaniques : Curie (États-Unis – Chili), Equiano (Portugal – Afrique du Sud) et Grace Hopper (États-Unis – Angleterre). Les câbles détenus et mis en service par deux ou trois des GAFAM se sont multipliés depuis dix ans, par exemple Marea (États-Unis – Espagne) par Microsoft et Facebook en 2017, Jupiter (Japon – États-Unis) par Amazon et Facebook en 2021, ou Apricot (Japon – Singapour) annoncé par Facebook et Google pour 2024. Non seulement ces câbles récents surpassent en capacité les 450 câbles préexistants, mais ils échappent toujours plus au contrôle des États.
(Si vous pensez encore qu’Internet repose sur les satellites, regardez cette excellente vidéo sur la géopolitique des câbles sous-marins.)
Plus visible – pas dans les médias mais physiquement : la production d’électricité elle-même, le carburant de toute communication électronique, est lentement prise en main par les géants. Le but affiché ? Réduire l’empreinte environnementale de leurs millions de serveurs informatiques qui moulinent jour et nuit. Ainsi, en 2018 Google commandait à la PME française neoen un parc éolien de 81 MW, pour alimenter un de ses centres de données en Finlande. Le géant Amazon détient des dizaines de centrales solaires ou éoliennes dans le monde pour alimenter ses bâtiments de logistique et ses fermes de serveurs (AWS). Une fois que les géants seront autonomes, pas sûr qu’ils s’arrêtent en si bon chemin…
Bon, qu’a-t-on vu pour le moment ?
Des entités géantes, au budget R&D immense, capables de racheter à peu près n’importe quelle entreprise, se chargeant de l’urbanisation quand ça les arrange, mettant la main sur les infrastructures critiques de télécommunications et sécurisant leurs sources d’énergie. Déjà pas mal, en termes de puissance et de souveraineté !
« Ouuaaais, me direz-vous, c’est vrai que c’est un peu border par rapport au rôle de l’État, mais après tout c’est des grandes boîtes, faut bien qu’elles se donnent les moyens de pérenniser leur business. »
J’entends.
Sauf que. Vous allez voir que la concurrence avec le rôle de l’État va plus loin.
Sur les plates-bandes des États
Parlons de trois domaines d’utilité publique, qui sont typiquement les prérogatives des États : éducation, santé, sécurité.
Lors des confinements de 2020, se sont répandus dans les écoles du monde entier des logiciels de visioconférence comme Zoom (entreprise à ce jour non rachetée par un géant), Google Meet ou Microsoft Teams, déployés sur de puissants serveurs et face auxquels les solutions proposées par les États ont fait pâle figure – j’ai connu dans mon université le logiciel Rendez-Vous, rapidement abandonné. Présentés comme des outils, ces logiciels constituent de parfaits produits d’appel pour d’autres services moins « passifs ». Et je ne commente pas les failles de sécurité et risques d’espionnage.
Désormais implantés par l’opportunité providentielle qu’a été la pandémie de Covid-19, les géants proposent aujourd’hui aux écoles des environnements logiciels, comme Office 365 Education offert par Microsoft, et même des logiciels d’assistance à l’éducation destiné aux enseignants. Avec son programme gratuit CS First, Google propose ainsi d’apprendre l’informatique et le code aux enfants de 9-14 ans – en France, une circulaire ministérielle a demandé en 2021 d’arrêter l’emploi de tels services, mais est-elle suivie ? Apple n’est pas en reste, qui vante les mérites de son matériel, compatible avec des dizaines d’applis éducatives sur tablette : « équiper votre établissement ou secteur scolaire en produits Apple, c’est faire un excellent investissement ».
Les géants du web s’introduisent dans la définition des programmes pédagogiques
Par cette entrée dans l’école, on voit que ces entreprises font plus qu’attirer de futurs consommateurs dans leur sphère commerciale. En poussant leur propres contenus auprès d’enseignants, mais aussi de hauts fonctionnaires comme le révèle Alexis Kauffman chef de projet au Ministère de l’Éducation Nationale, elles s’introduisent dans la définition même des programmes pédagogiques, court-circuitant les gouvernements. Et cette idée de formater les esprits touche d’autres classes d’âge. Dans le domaine de la formation professionnelle, Facebook a par exemple conclu en 2018 un partenariat avec Pole Emploi visant à former 50 000 personnes aux technologies numériques. Amazon propose des financements et des formations à des étudiants, par exemple via son Campus Challenge pensé pour les écoles de commerce, qui lui sert aussi à recruter jeunes salariés et clients PME ou TPE. Par ce déploiement massif, les géants du web cherchent à imposer dans les esprits du monde entier leurs appareils, leurs logiciels et surtout leur manière de penser, concurrençant le rôle éducatif historiquement dévolu aux États et à la famille.
Dans le domaine de la santé, c’est sur le stockage de données médicales que les géants ont avancé leurs principaux pions. On a entendu parler dès 2019 des enjeux du Health Data Hub, une plateforme regroupant les bases de données existantes à des fins de recherche médicale et d’amélioration de la qualité de soins. Problème, outre le consentement tacite des patient(e)s : des entreprises américaines avaient reçu la certification technique requise, mais aucun acteur français. Le stockage avait ainsi été confié à Microsoft, sans garantie que ces données sensibles ne soient pas exploitées par d’autres acteurs, voire restent en Europe. Je ne reviens pas sur les nombreux débats.

Les données de santé se collectent sur tous les fronts : auprès des institutions, mais aussi auprès des patients. Ainsi Google a infiltré son outil de récupération de données Google Analytics, attaqué récemment par la CNIL, chez de nombreux acteurs numériques de la santé, comme Hello Care ou Maiia en France. Apple joue à fond la carte des données et applis de santé, notamment via sa montre connectée, qui propose des programmes de remise en forme, de suivi cardiaque ou menstruel, de détection de chutes avec appel des urgences. Par ailleurs, Apple a déjà un pied dans la recherche médicale, puisqu’elle collabore avec des professionnels de santé pour réaliser des études ou développer des traitements, comme l’indique son propre rapport. Amazon, qui a intégré dans son assistant vocal Alexa des outils de prise de rendez-vous médicaux, de suivi de livraison de médicaments ou de relevés glycémiques, va plus loin auprès des praticiens puisqu’elle a déjà racheté en 2022 un réseau de 180 cliniques médicales et a lorgné sur la société Signify Health. Ainsi, en santé comme dans l’éducation, les géants du web vont au-delà de l’outil et s’attaquent à la définition même des pratiques. Le front de la protection sociale n’est pas oublié : Amazon avait lancé en 2018 le projet Haven Healthcare, littéralement « havre de santé », visant à créer une nouvelle assurance maladie. L’abandon de ce projet en 2021 rappelle toutefois que même les GAFAM peuvent connaître des revers, voire des résistances.
Quand on connaît la culture d’« enfermement des utilisateurs » par la marque Apple, et le fossé privé/public des établissements de soin aux États-Unis, on peut imaginer que d’ici dix ans y prenne forme un nouveau système de santé, constitué de médecins agréés et formés par exemple par Apple, utilisant ses appareils qui seraient devenus incontournables, et d’une assurance maladie Apple ne remboursant les soins que dans ce nouveau périmètre – réservé bien sûr aux détenteurs d’iPhones et de MacBooks. Un tel écosystème se tiendrait en parallèle du système public et assurerait à ses utilisateurs/patients des avantages dépassant le domaine de la santé : stockage cloud, Apple Pay, etc.
Dans le domaine de la sécurité, voici un exemple emblématique des procédés des géants du web. En 2018, Amazon rachète la société Ring spécialisée dans les sonnettes connectées et la vidéosurveillance, le tout pour un milliard de dollars, une broutille. En 2019, des associations citoyennes américaines s’inquiètent des dérives possibles d’un partenariat conclu avec de nombreuses unités de police ; la société Ring répond « mais non, on veut le bien de l’humanité, on ne transmettra jamais de vidéos ou enregistrements à la police sans le consentement du propriétaire ». En 2022, une enquête du Sénat américain révèle que si si, Amazon Ring a transmis à la police des enregistrements sans demander l’accord des propriétaires. C’est tou-jou-rs pareil ! Ce triptyque, Rachat de technologie – Monétisation de données sans consentement – Plates excuses, est invariable et rappelle qu’aucun de ces géants du web n’est digne de confiance, car dès qu’une donnée existe elle est monétisée. Un seul garde-fou valable : empêcher la création des données, donc refuser le déploiement des appareils ou logiciels.
Outre la méthode, l’exemple illustre un début d’implication de ces entreprises géantes dans la sécurité et la justice. Sans doute emploient-elles d’ailleurs des forces de sécurité, privées ou internes, comme toute grande entreprise qui protège ses personnes clés. Si cela n’en fait pas des mercenaires ou des milices, quelques cas pourtant s’y rapportent, comme ce policier municipal dont Facebook a financé en 2014 la création de poste, à Menlo Park où se tient son siège social. Facebook aurait même en 2017 renchéri son offre pour financer six policiers, une habile « action citoyenne » pour son bénéfice direct. À l’heure où les algorithmes s’immiscent dans les décisions de justice, par exemple pour prévoir les récidives, les géants s’essaient à la justice au sein de leur territoire immatériel, comme cette « cour suprême » de Facebook, dont les membres se prononcent sur la modération du réseau social. Les idées et pratiques développées ici vont clairement au-delà de la technologie numérique qui est leur cœur de métier initial.
J’ajoute qu’on se méfie moins d’une entreprise à l’image jeune et moderne, que d’un État. Pourtant, les géants du web introduisent bel et bien des micros d’espionnage dans votre domicile, comme les services secrets dans les films et comme la tristement célèbre StaSi (ministère de la Sécurité d’État) en Allemagne de l’Est, il y a 35 ans à peine. Ces micros aujourd’hui vous les connaissez et les achetez vous-mêmes : ce sont vos smartphones ou vos enceintes connectées. Comment votre appareil peut-il réagir à tout moment à votre « Ok Google »… s’il ne vous écoute à tout moment ?! J’ai déjà rappelé dans mon précédent article, au paragraphe relatif au roman 1984 de George Orwell, que les assistants vocaux comme Siri d’Apple, Alexa d’Amazon, Cortana de Microsoft, Assistant Google, ou Portal de Facebook étaient capables d’écouter notre vie privée, en permanence et hors de tout consentement, comme l’ont révélé d’anciens employés lanceurs d’alerte. Si vous détenez un tel appareil, vous comprenez qu’il est à jeter tout de suite par la fenêtre. Bref, la surveillance de la population n’est pas l’apanage des États traditionnels autoritaires.

Je termine en mentionnant la monnaie. Depuis des millénaires l’émission de pièces de monnaie a été contrôlée par le souverain, symbole du royaume et de sa vie économique. Au début du 21è siècle, les empereurs du numérique n’ont pas tardé à développer leurs propres solutions de paiement, comme Apple Pay ou Google Pay qui permettent au smartphone se remplacer la carte bancaire. Il y a eu aussi les crédits Facebook et les points Microsoft, essais infructueux de monnaies scripturales (voir mon article sur les banques et la monnaie).
En l’an de grâce 2019, l’empire Facebook franchissait le pas suivant en annonçant le lancement de sa propre monnaie moderne, le Libra, reposant sur la technologie blockchain. Bien qu’ayant rallié à son projet d’autres royaumes, tels que Paypal, Visa, Mastercard, Uber ou Spotify, Facebook a finalement dû renoncer à son rêve de monnaie censée faciliter (donc multiplier) les transactions sur ses plateformes, finalement vaincue par l’hostilité des États traditionnels – et sans doute des banques qui défendent leur territoire. Plutôt que la confrontation avec les États, Amazon semble avoir choisi l’alliance, puisqu’elle serait impliquée dans la création de l’euro numérique (après avoir lancé sans grand succès sa propre cryptomonnaie l’Amazon Coin).
En résumé, les géants du web sont des entités très puissantes, s’occupant d’éducation, de santé, de sécurité, ambitionnant de détenir leur propre monnaie. S’ils ont tous ces attributs étatiques, qui sont leurs citoyens ?
Êtes-vous citoyen(ne) de l’État Google ?
Je vous ai montré que les géants du web s’octroient des prérogatives d’États.
Leur influence politique est telle qu’ils peuvent infléchir des élections présidentielles, comme le ferait un État rival (cf. scandale Cambridge Analytica, dont j’ai parlé dans cet article). Idem de leur influence économique, quand on sait qu’un message d’Elon Musk sur Twitter était déjà capable de multiplier par 12 le cours d’une action boursière en 2021. Ils influencent bien sûr les pensées, en enfermant des internautes dans leurs idées existantes (bulle de filtres Google), en s’accaparant des médias de masse (Twitter racheté par Elon Musk), en verrouillant des utilisateurs dans leur écosystème (Apple restant championne, bien qu’elle vienne de céder sur la connectique USB-C).
Leur emprise pourrait leur permettre d’user de violence sur les individus, comme peut le faire un État. Une violence sinon physique, du moins morale ou psychologique. On comprend qu’Uber pourrait kidnapper un client ; qu’AirBnb pourrait ruiner un hôte professionnel en manipulant ses avis ; que TripAdvisor pourrait couler un restaurant idem ; que Facebook pourrait faire chanter n’importe qui dont la vie privée a été postée sur son réseau, même dans un groupe prétendu privé.
Bref, on se sent donc en présence d’organisations, de pouvoirs qui nous dépassent en tant qu’individus, tout en nous fournissant des cadres dont nous sommes nombreux à profiter.
Je pose donc la question : ces entreprises géantes sont-elles une nouvelle forme d’ État ? Non pas « un État dans l’État », mais un État hors de l’État.
Un logo serait un drapeau.
Un utilisateur serait un citoyen.
Un rachat de start-up serait une nationalisation.
Des employés seraient l’administration.
Des données privées et des abonnements seraient les impôts.
Des Conditions Générales d’Utilisation (CGU) seraient les lois.
Des utilisations volontaires ou consenties seraient les élections.
Ainsi, si vous utilisez les services de Google pour vos courriels, votre stockage en ligne, votre gestion de site Internet ou votre navigation GPS, vous êtes peut-être devenu(e) citoyen(ne) de l’État Google, que vous soutenez par votre utilisation, vos données et vos paiements. Vous avez choisi votre camp, vous êtes full Google, avec Gmail, Chrome, Android, un smartphone Pixel 15+, Google Pay, Google Meet, Google Maps, Google Nest pour votre maison connectée et les Google Glass 7 pour la réalité virtuelle ; les citoyennetés Apple ou Facebook ne vous ont pas plus – ou peut-être avez-vous simplement hérité votre citoyenneté de vos parents et vos proches.
L’État Google connaît votre état civil, votre domicile, votre emploi ; il connaît vos revenus, votre profil santé, vos avoirs bancaires et vos propriétés immobilières, (puisque vous avez tout envoyé par Gmail à votre banquière pour acheter votre maison) ; il connaît vos centres d’intérêt et votre géolocalisation, que votre navigateur Chrome lui transmet régulièrement ; L’État Google vous protège des cyberattaques, vous fournit une assurance maladie, vous prodigue des conseils sur mesure pour maintenir votre activité physique ; il apprend à vos enfants à lire, à utiliser ordinateurs, smartphones et tablette, à coder, pour qu’ils deviennent de bons citoyens productifs, qui à leur tour fourniront leur part de code, de données privées et d’abonnements nécessaires au fonctionnement de l’État ; à chaque examen décroché, l’État leur offre du crédit pour acheter des applis sur le Google Play Store ; s’ils réussissent leur vie, ils intègreront un des ministères, ces dizaines de sites au design super hype et aux bâtiments ultra-modernes, répartis dans le monde entre New York, Dublin, Zurich, Hyderabad, Sidney, Tokyo… ; peut-être même accèderont-ils un jour à l’élite des fonctionnaires d’État, au sein de la capitale Moutain View en Californie, berceau de la civilisation Google.
Je joue le roman dystopique, mais vous voyez que nous en sommes déjà proches. Pour tout dire, j’ai imaginé cet article il y a plus de cinq ans. Il est saisissant de voir combien tout est devenu plus vrai depuis.

L’État Google, égal des États traditionnels ?
En droit international, un cadre classique définissant un État souverain est la convention de Montevideo datée de 1933, avec ses quatre critères :
- une population permanente
- un territoire déterminé
- un gouvernement qui n’est subordonné à aucun autre
- une capacité d’entrer en relation avec les autres États
Vérifions si ces critères s’appliquent à un géant du web comme Google.
La population est la masse des utilisateurs. Actuellement, l’allégeance prêtée à un géant par un utilisateur/citoyen donné n’est pas encore exclusive : on peut par exemple utiliser son iPhone voire sa montre connectée (Apple) pour accéder aux réseaux sociaux WhatsApp et Instagram (Facebook), écrire avec Gmail et faire ses recherches sur Google (Google), effectuer des calculs sur un serveur AWS et regarder ses films sur Prime Video (Amazon), faire ses visios avec Teams et stocker sur OneDrive (Microsoft). Mais les géants s’attachent à rendre leur population d’utilisateurs permanente. D’une manière directe, en établissant des frontières (sur un smartphone tournant avec iOS d’Apple, impossible d’installer Android de Google) ; et d’une manière indirecte, en rendant interdépendants les services de leurs environnements intégrés (Chrome préinstallé sur les smartphones Android, paiement Google Pay sur le Play Store, compte Google requis pour les cours CS First, etc.) et s’efforçant d’égaler ou dépasser tout ce que fournit la concurrence, de sorte qu’on n’ait plus la tentation de sortir de leurs frontières.
Le critère de territoire, puisqu’il s’agit d’économies immatérielles et d’entreprises présentes partout sur le globe, est moins clair – encore qu’on a vu que ces géants sont souverains sur certains territoires où ils décident de l’urbanisation, de la présence de police, de la production d’énergie, de l’implantation de câbles sous-marins. Mais c’est aussi le critère le plus souvent remis en cause en droit international. Parmi la foule de micro-nations ou État privés existants, l’avènement du web en a vu émerger plusieurs dizaines sans revendication territoriale, fondés sur une communauté de valeurs et un souhait de reconnaissance internationale. Par ailleurs, l’Ordre Souverain Militaire de Malte, survivance historique de l’ordre des Hospitaliers du 12è siècle, montre qu’un sujet de droit international public peut exister sans territoire ; flirtant entre ONG et État souverain, cet ordre frappe néanmoins une monnaie (interne) et émet des passeports reconnus à l’international. Ainsi, la notion d’une citoyenneté non-territoriale est bien sérieuse et pourrait devenir un nouveau stade d’organisation de nos sociétés, à une époque où la notion de distance, donc de groupe fondée sur la géographie, est progressivement abolie par les transports peu chers et l’explosion des télécommunications.
Les géants du web échappent à l’impôt et se soustraient aux lois
Le gouvernement d’un géant du web, c’est-à-dire ses dirigeants ou son conseil d’administration, pourrait bien n’être subordonné à aucun autre État. Typiquement, ces géants échappent à l’impôt traditionnel, qui de tous temps a matérialisé le pouvoir d’un souverain sur ses sujets. Face aux ruses juridiques et financières qui ont fait des géants les champions de l’évasion fiscale, les pays ont besoin de se réunir dans le G7, le G20 et l’OCDE pour tenter de créer un impôt mondial, étape suivant la récente taxe GAFAM française. Et j’ai mentionné que la récupération de données et la vente de services par ces entreprises pouvaient être assimilées à un impôt – après tout, ne payons-nous pas nos impôt à l’État en échange de services de protection, éducation, santé, etc. ? Par ailleurs, les géants se soustraient aux lois, en avançant très vite dans des domaines non encore réglementés par les États traditionnels (livres numérisés par Google, réseaux sociaux, stockage cloud à l’international, réalité virtuelle, assistants vocaux, éducation en ligne, partenariats policiers, cryptomonnaies…) et dans lesquels ils établissent leurs propres lois. Ils mènent des recherches semi-secrètes (laboratoire Google X) et assurent leurs propres sources d’énergies proches de leurs serveurs. Enfin, signe clair de leur existence politique, ces géants n’ont-ils pas des sociétés aérospatiales comme BlueOrigin (Amazon) et SpaceX (Elon Musk) qui font rang égal avec les agences publiques des États-Unis (NASA), de l’Union Européenne (ESA) et de la Chine (CNSA) ?
Le quatrième critère, les relations avec les autres États, est clairement rempli puisque les dirigeants des géants du web font de régulières visites officielles aux chefs des États ; ainsi, Emmanuel Macron et Bill Gates (Microsoft) en 2018 ; Jeff Bezos (Amazon) à la COP 26 en 2021 ; Sundar Pichai (Google) et le premier ministre britannique Rishi Sunak en 2023. Moins visible mais terriblement plus efficace : le lobbying. À Bruxelles ou près des gouvernements nationaux, les GAFAM ont placés de nombreux employés, dont beaucoup débauchés des institutions donc connaissant leur fonctionnement par cœur, pour influencer les décisions et le contenu des lois – idem aux États-Unis. Dès qu’un texte menace leurs intérêts et leur impunité, comme le Digital Markets Act et le Digital Services Act de l’UE en 2020, les GAFAM entrent dans la négociation pour maintenir leur pouvoir. Exactement comme le ferait un État dans des relations internationales – d’ailleurs les États occidentaux n’infligent-ils pas des amendes aux GAFAM, comme ils infligent des sanctions économiques à l’Iran ou la Russie ? Les géants du web entretiennent bien sûr des relations entre eux : coopérations, conflits, mais aussi négociations, comme par exemple sur les moteurs de recherche. Si le navigateur Safari d’Apple garde par défaut le moteur de Google, qui détient ≈ 90% des parts de marché mondial, c’est au prix d’un bras de fer renouvelé, Google payant dans les 15 Md$ par an à Apple (1 Md$ en 2013) pour défendre son « territoire numérique ».
Ainsi, les géants du web en tant que potentiels États répondent bien aux critères de Montevideo, si l’on modernise la notion de territoire en l’étendant à la sphère immatérielle supportée par le réseau Internet – dont les géants tentent d’acquérir les acteurs et infrastructures.
Ce qui paraît le plus nouveau, c’est que leurs chefs n’accèdent au pouvoir ni par les élections, la descendance ou la force, mais plutôt par une sorte de reconnaissance du mérite ; un peu comme un valeureux guerrier, mais plus tacitement, les technologies s’engouffrant dans la faille du désir de facilité qu’éprouve le cerveau humain – et que connaissent les chercheurs en psychologie ou neurosciences recrutés à prix d’or par ces géants. Une soft power donc, qui s’impose à l’humanité et prend de vitesse les États traditionnels, peut-être en passe de devenir secondaires. Alors que pour l’État traditionnel l’emplacement de ses infrastructures clés était restreint par son territoire et son aire d’influence politique, ces nouveaux États-Google peuvent se libérer de la contrainte géographique, implantant leurs centres physiques et leurs câbles dans les pays propices, et sculptant eux-mêmes la géographie de leur nouveau monde immatériel.
L’État Google, nouveau stade d’évolution du libéralisme ?
Il est frappant de constater combien les géants du web se ressemblent de plus en plus, eux dont les figures clés sont pourtant issues de générations différentes (1955 pour Bill Gates et 1984 pour Marc Zuckerberg), de milieux différents (père homme d’affaires pour Elon Musk et technicien pour Steve Jobs) et de marchés différents (réseau social pour Facebook, moteur de recherche pour Google, commerce en ligne pour Amazon, logiciel et matériel informatique pour Microsoft et Apple). Depuis une dizaine d’années, ils convergent vers un même modèle, avec les mêmes attributs, ce qui suggère une évolution dictée plus par une force sociétale ou économique, que par la vision de leurs dirigeants.
Le libéralisme est-il en train d’accoucher de plusieurs exemplaires d’une nouvelle forme d’organisation sociale ?
En se désengageant de l’économie, les États modernes ont permis l’émergence d’entreprises multinationales difficilement contrôlables. Le fait n’est pas propre au web, il y avait déjà les General Electrics, les BP, les Bayer, les Walmart. Mais le virage de l’immatériel a permis une vitesse de développement sans précédent et a conféré en deux décennies un pouvoir immense à ces entrepreneurs, qui n’ont parfois que 40 à 50 ans aujourd’hui. Ces personnages, dont certains sont qualifiés de libertariens (Jeff Bezos, Elon Musk, l’investisseur Peter Thiel…), ont trouvé grâce à la révolution numérique un terrain presque vierge d’État, le Web, où ils ont pu laisser cours à leurs rêves les plus fous. En miroir de l’économie physique, leur économie immatérielle reproduit des conquêtes historiques, notamment un certain colonialisme à l’égard de pays totalement dépendants, qui constituent autant de « gisements » d’utilisateurs et de marchés faciles à saisir. J’ai pu le constater par exemple en voyageant au Rwanda : alors qu’Internet était quasi-absent il y a 20 ans, aujourd’hui les internautes sont 100% Gmail pour les courriels et 100% WhatsApp pour la messagerie…
Cette capacité d’action et de déploiement rapide place les géants du web dans une catégorie au-dessus des multinationales classiques. Par leur poids économique, ils peuvent même redéfinir la notion de travail et d’employeur, avec par exemple des tâches à la demande (livreurs à vélo) et des micro-tâches (les « travailleurs du clic »), échappant à toute protection sociale.

Nous sommes encore dans une phase instable, avec des projets qui échouent (Loon chez Google, Haven chez Amazon, Libra chez Facebook…), de nombreux rachats aux montants non plafonnés (LinkedIn, Twitter…), des rodéos boursiers (cours de Facebook divisé par 3 en 2022 et multiplié par 3 en 2023), des changements de noms (X, Meta, Alphabet). Il est difficile de savoir si une seule entité émergera – un des géants rachètera-t-il l’autre comme Bayer a racheté Monsanto ? – ou si plusieurs acteurs se pérenniseront, une fois le marché consolidé.
Quoi qu’il en soit, ces entités ont et auront un pouvoir immense, qui pourrait changer de mains, c’est là un risque qui nous pend au nez. On peut être soit optimiste, pensant par exemple que les géants du web apportent à notre espèce les moyens de communication nécessaires à relever les défis environnementaux du 21è siècle, ou pessimiste, pensant par exemple qu’un État classique doté de force militaire voire nucléaire pourrait prendre les rênes d’une de ces machines d’influence.
Le cas particulier de la Chine montre que des géants du web comme les BHATX peuvent être asservis à un pouvoir politique autoritaire et agressif, les utilisant comme moyens de contrôle de la population (moteur de recherche de Baidu, application WeChat de Tencent) et comme outil d’influence ou d’espionnage à l’international (affaire Huawei aux États-Unis). Si la Chine a récemment abandonné ses ambitions de poseur de câbles en vendant sa division Huawei Marine, elle reste très présente dans les réseaux sous-marins, avec notamment ses trois géants des télécoms (China Mobile, China Unicom, China Telecom) impliqués dans le câble majeur Sea-Me-We 5 reliant l’Europe à l’Asie du Sud-Est.
Les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse menée par les États-Unis, montrent qu’en 2013 au moins l’État américain exerçait encore un certain contrôle sur les GAFAM. Mais les géants occidentaux ont tant évolué depuis que l’existence d’un tel contrôle actuellement me semble de moins en moins claire. Pour les raisons que j’ai citées, je les vois plutôt « hors de l’État », avec un devenir incertain. Les États traditionnels combattent pour se maintenir, peut-être pour reprendre les rênes avant que les dirigeants de ces États-Google ne s’échappent dans l’espace. D’autres telles entités pourraient émerger d’ici 10 ou 20 ans, en Inde ou au Brésil, sous des formes difficiles à prédire, et appuyées peut-être par de nouvelles technologies numériques et interactions sociales que nous n’imaginons pas.
À quoi ressembleront donc les cours de géo-numérico-politique en 2123 ?
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[…] l’enrichir et la rendre hors de contrôle. [Sur ce dernier point, voyez mon article de 2023 : « Les Géants du web sont-ils les nouveaux États ? »] Vous vous exposez non seulement à l’exploitation de vos données, mais aussi à la […]
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Je suis tombé sur un entretien avec Ophélie Coelho, chercheuse spécialiste en géopolitique numérique qui traite de ces questions via entre autre son dernier livre « Géopolitique du numérique : l’impérialisme à pas de géants ». En complément à ton article, elle aborde aussi la question du militaire où ces grands groupes n’interviennent pas (encore?) directement mais restent acteurs majeurs/indispensables des conflits (dernier exemple en date avec Starlink en Ukraine). Ça vaut le coup d’oeil! 😉
https://maisouvaleweb.fr/ophelie-coelho-resister-a-limperialisme-des-big-tech/
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Salut, intéressant comme article ! (j’ai pas lu le bouquin) Elle ajoute notamment une dimension historique de l’évolution du pouvoir des multinationales, et mentionne « depuis les années 1970-80 à un affaiblissement des lois antitrust aux États-Unis ».
J’avais pas entendu l’histoire Starlink, ou comment Elon Musk a le pouvoir de couper les communications militaires ukrainiennes… comme l’ont fait côté russe les fournisseurs américains Cogent Communications et Lumen Technologies.
Jules César serait fou : plus moyen de faire la guerre tranquille
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