Une histoire réelle adaptée en conte.
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Il était une fois, dans une terre de montagnes, un homme qui aimait la nature. Il aimait les chemins bordés de mûres, les sous-bois, le chant du coucou, les vallons couverts de primevères, et par-dessus tout, il aimait les abeilles. Il admirait ce ballet intemporel, ce mariage de faune et de flore dans lequel la plante donnait en nectar à l’insecte la force de porter au loin son pollen. La chose était belle et, quand la saison se faisait prodigue, l’Humain pouvait prélever sur cette affaire une part de bonheur coulant.
Comme il aimait répandre le bien autour de lui, notre homme avait fait de sa passion son métier : il était devenu apiculteur. Il extrayait le précieux or des abeilles, le versait dans des pots aux belles étiquettes pastel, puis il descendait au village le vendre sur le marché. Les habitants se délectaient de ce miel, à chaque fois les pots étaient vite vendus.
Pourtant, au bout de quelques temps, il fut triste de constater que cela n’allait pas. Même s’il faisait son travail avec cœur, même s’il prélevait tout ce qu’il était raisonnable de prélever dans ses ruches sans nuire aux abeilles, il n’avait pas assez d’argent pour vivre. Il aurait fallu vendre plus de pots. Or, autour de son village, les fleurs étaient ce qu’elles étaient, les saisons étaient ce qu’elles étaient.
Un jour, il apprit que d’autres apiculteurs déplaçaient des ruches dans des camions, pour aller chercher de nouvelles fleurs à de nouveaux moments de l’année, ils avaient ainsi plus de ruches et récoltaient bien plus de miel. Lui n’avait jamais pensé à la chose. Déjà, déplacer des moutons ou des vaches dans des camions lui avait toujours paru étrange et contre nature. Quant aux abeilles, il lui semblait que, comme les humains, elles méritaient que leur maison reste paisiblement posée au sol. Mais, n’ayant pas de quoi nourrir ses enfants, il réfléchit à cette affaire et se résolut à la tenter.
Il se mit donc à parcourir les routes en camion, à la recherche de nouveaux bosquets et nouveaux champs quand ceux de son village faisaient défaut, à la recherche de climats plus cléments quand le sien confinait les abeilles dans la tiédeur de leurs rayons. Il chargeait et déchargeait le camion qu’un ami lui avait prêté, s’arrangeait avec des propriétaires pour poser ses ruches sur leur terrain, se déplaçait de parcelle fleurie en parcelle fleurie pour que les abeilles butinassent au mieux, le plus longtemps possible.
A force de porter les lourdes ruches, son dos et ses genoux le faisaient souffrir, et comme il était souvent sur la route, il passait parfois plusieurs semaines sans voir ses enfants. Mais les efforts étaient récompensés : il remplissait de nombreux pots de miel supplémentaires et ses clients au marché, ravis de ce nouvel éventail de couleurs et saveurs, lui achetaient toute sa marchandise.
Pourtant, malgré ce dur travail, malgré les efforts qu’il déployait pour trouver de belles parcelles, et protéger plus d’abeilles de plus de frelons, il n’avait toujours pas assez d’argent pour nourrir ses enfants, il aurait fallu vendre encore plus de pots. Ceci le rendit à nouveau triste, car il aimait les abeilles, les fleurs des arbres et des champs, les couleurs changeantes du miel, mais il passait maintenant plus de temps à conduire sur les routes qu’à se promener sur les chemins.
Il rencontra un jour un autre apiculteur, qui après avoir lui aussi conduit des camions pendant des années, avait trouvé une manière nouvelle de travailler : celui-ci amenait ses ruches au bord de grands vergers, où les abeilles trouvaient des fleurs très nombreuses dans ces arbres plantés très serré, et produisaient beaucoup de miel ; au passage, les abeilles pollinisant sans relâche les fleurs des fruitiers assuraient à l’arboriculteur de belles récoltes, en échange de quoi il rétribuait l’apiculteur en bel argent, qui s’ajoutait à la vente des pots. Et, continua celui-ci, il y avait d’autres arboriculteurs qui avaient besoin d’autres abeilles. Notre homme écouta l’histoire, réfléchit à sa situation et, d’un espoir en demi-teinte, décida de tenter l’affaire.
Il fut impressionné de trouver ces vergers nouveaux, en grandes rangées comme des vignes, couverts d’immenses filets pour protéger de la grêle, et sans animaux pour paître dessous. Mais les arbres y étaient vaillants et couverts de fleurs, la production de miel s’annonçait excellente et, selon le contrat, l’arboriculteur lui donnait de l’argent chaque mois, ce qui l’aidait grandement à nourrir ses enfants.
Or, des problèmes apparurent bientôt : les abeilles étaient malades. Elles ne mourraient pas toutes, mais toutes étaient frappées. Certaines ruches même se retrouvaient vides de leur colonie, pourtant les frelons n’étaient pas plus nombreux qu’avant. Un jour qu’il parcourait les vergers, il vit l’arboriculteur traiter les rangées d’arbres avec sa machine qui répandait de grandes nuées de brouillard, et il comprit. Il courut auprès du tracteur. « Que fais-tu, ami, es-tu devenu fou ? Ton produit tue toutes mes abeilles ! ». L’arboriculteur descendit de son tracteur et lui répondit : « Que t’importe que tes abeilles meurent, puisque je te paye de toute façon ? ».
C’en fut trop pour notre homme. Il partit aussitôt, vendit toutes ses ruches, vendit aussi les dernières colonies d’abeilles encore en vie, retourna à son village, jurant de ne plus jamais s’occuper d’abeilles ni manger de miel. Et il pleura pendant plusieurs jours.
Mais il fallait continuer à vivre et les enfants avaient toujours faim. Il réfléchit alors à ce qu’il pourrait faire pour gagner de l’argent. Il lui fallait une activité plaisante, par laquelle il continuerait à répandre le bien autour de lui. Il se tourna alors vers sa deuxième passion : le parapente.
Dans sa contrée de montagnes majestueuses, il avait depuis longtemps embrassé le désir d’enjamber les vallées et frôler les crêtes, survoler les bouquetins et caresser les gypaètes. Depuis qu’on lui avait offert son premier parapente, il avait pratiqué ce sport avec entrain, devenant le plus habile pilote de tous les massifs environnants. « Voilà un autre plaisir que je peux partager ! », se dit-il. Et il devint moniteur de parapente.
Les premiers clients, parmi ses connaissances, furent ravis de découvrir les cieux et les cimes de leur vallées. Bientôt de nouveaux clients arrivèrent grâce au bouche-à-oreille, hommes et femmes rêvant de contempler le monde d’en haut et sentir la fragilité de leur existence suspendue à un morceau de toile. Il mettait à son nouveau métier autant de soin et d’amour qu’il avait mis au précédent, menant ses élèves par les plus beaux sentiers et les récompensant par la quiétude d’un vol éthéré. Les clients enchantés le remerciaient pour la beauté et les émotions rencontrées là-haut, ne tarissant pas d’éloges.
Pourtant, il réalisa bientôt que cela ne suffirait pas. Même si les clients payaient un prix fort, même si certains revenaient goûter à l’ivresse des airs, il ne gagnait pas assez d’argent. Il aurait fallu trouver plus de clients, faire plus de vols dans l’année. Alors il se sentit parcouru de tristesse.
Un jour, un ami lui dit : « Pourquoi ne fais-tu pas ta publicité sur Internet ? On te découvrirait dans tout le pays, et au-delà. Avec de belles photos et les bons commentaires de tes clients, tu attirerais du monde ! ». Lui n’avait jamais pensé à la chose. Déjà, donner envie d’un vol en parapente à des gens qui n’en avaient pas eu l’idée lui avait toujours paru étrange et contre nature, c’est pourquoi il attendait qu’on vînt vers lui. Mais, n’ayant plus de quoi nourrir ses enfants, il réfléchit à cette affaire et se résolut à la tenter.
Il fit donc prendre de belles images et créer une belle publicité. Il demanda à ses clients d’écrire sur Internet les commentaires qu’il recevait jusqu’alors au détour d’une poignée de main, d’un sourire ou d’un on-dit. Il paya même des gens pour qu’on parlât de lui, là-bas, quelque part, dans cette impalpable sphère que recèlent les écrans.
Il passait tant de temps devant son ordinateur que son cou le faisait souffrir. Parfois il attrapait des migraines et restait au lit pendant des journées entières au lieu de vivre de belles sorties. Mais les efforts étaient récompensés : il remplissait son carnet de vol et partageait sa passion avec des clients toujours plus nombreux. Certains venaient même de villes lointaines pour voler avec lui et il lui arrivait d’en refuser.
Pourtant, malgré ce dur travail, même s’il volait maintenant tous les jours où le temps et sa santé le permettaient, la bonne saison était trop courte. Il n’avait toujours pas assez d’argent pour nourrir ses enfants, il aurait fallu remplir encore plus de jours dans l’année. Or, dans ses montagnes, l’air était ce qu’il était, les saisons étaient ce qu’elles étaient, et il se trouva triste à nouveau.
Il tomba un jour sur la publicité d’un autre moniteur, qui garantissait de voler presque toute l’année. Le principe en était habile : passer la saison clémente dans sa contrée habituelle et trouver au Maroc le remède à la saison ingrate. Là-bas, un air favorable portait les parapentes au-dessus de reliefs inconnus, pour un plaisir renouvelé. Voler en avion afin de voler en parapente, il n’en aurait pas eu l’idée, lui qui trouvait naturel de marcher aussi haut que le portaient ses jambes, pour mériter de déployer sa voile dans l’autre monde. De plus, cela le porterait loin de ses enfants. Mais il se raisonna en pensant qu’il pourrait leur offrir une meilleure vie et, n’ayant point d’autre idée, décida de se lancer.
Il prit contact avec l’autre moniteur et le convainquit de l’employer. L’un avait la connaissance du Maroc, l’autre amenait de nouveaux clients. Celui-ci accepta. Les nouveaux paysages étaient somptueux, les régimes d’air très stables, les luminosités nouvelles. Les nombreux billets d’avion lui coûtaient cher, le tarif en était accru. Mais des clients désireux de planer sans limites affluaient, le nombre de journées de vol fut multiplié. Aux bonnes périodes il continuait de voler dans ses montagnes, et dans les périodes auparavant creuses, il recevait maintenant au Maroc de l’argent de son patron.
Or, il arriva une fois que les vents et les nuages, même au Maroc, ne permirent pas de voler plus d’une journée sur toute la semaine prévue avec les clients. Le patron, loin d’annuler un juteux séjour payé d’avance, prétexta donc l’emploi d’une nouvelle pédagogie, riche en exercices posturo-musculaires et neuro-proprioceptifs pratiqués au sol, et, le seul jour favorable, fit voler les parapentes sans relâche y compris aux heures peu propices. Notre homme l’interrompit : « Que fais-tu, ami, es-tu devenu fou ? Ton manège trompe mes clients sur ce continent ! ». L’autre moniteur lui répondit : « Que t’importe que tes clients se promènent, puisque je te paye de toute façon ? ».
C’en fut trop pour notre homme. Il partit aussitôt du Maroc, vendit tous ses vêtements et harnais, vendit jusqu’à ses meilleures voiles, retourna à son village, jurant de ne plus jamais toucher de parapente ni même d’en regarder planer dans le ciel. Et il pleura à nouveau, plusieurs jours durant.
Mais il fallait continuer à vivre et les enfants avaient toujours faim. Il n’avait plus d’idée, s’étant dégoûté de ses deux passions. Il réfléchit alors à ce qu’il pourrait faire dans son village. Il y avait peu de travail ici, nombre de personnes vivaient de peu, ou se déplaçaient loin, parfois les deux. Par chance, il se trouva que le pharmacien cherchait un assistant pour préparer ses aspirines. Après tout, aider les gens à se soigner est aussi faire leur bien, voilà donc un travail acceptable et qui me gardera auprès de mes enfants, pensa-t-il.
Il rejoignit donc l’officine du village. Lui qui était méticuleux, il ordonnait toute l’arrière-boutique. Il triait et rangeait toutes les aspirines, comptait et recomptait les boîtes, tenait le stock, surveillait les dates. Parfois, devant la riche palette des couleurs d’emballages, il trouvait même du plaisir à composer le tableau des étagères, espérant réjouir l’œil de patients affaiblis. Il confectionnait à l’occasion quelque pommade aux senteurs camphrées et textures onctueuses. Enfin, il lui plaisait de parler aux habitants du village ; de comprendre leurs vies ; de leur conseiller, entre l’aspirine en gélules, en comprimés, en pots, en tubes, celle qui conviendrait le mieux ; de scruter dans les prescriptions d’éventuels impairs ; et, surtout, de deviner quel plaisantin ou quelle farceuse ne prendrait pas son traitement. Chaque mois, la paye était correcte et ainsi, sans passion mais avec application, il avait trouvé près de chez lui de quoi gagner assez d’argent pour élever ses enfants.
Or, rapidement, il remarqua dans ses stocks que les aspirines de grande maison, aux boîtes chatoyantes, se vendaient beaucoup. A l’inverse, les aspirines roturières, qui recelaient le même pouvoir à un prix bien moins cher, se vendaient peu. Il s’enquit auprès de ses collègues et comprit bientôt la consigne que lui n’avait pas encore reçue. Non seulement personne ne conseillait aux patients ces aspirines pourtant avantageuses, mais interdiction avait été donnée par le pharmacien de les mentionner à moins que les patients n’en réclament. Indigné, notre homme aurait pu protester ainsi : « Que fais-tu, ami, es-tu devenu fou ? Ton commerce vole dans la main des patients ! ». Et le pharmacien lui aurait répondu : « Que t’importe que tes patients déboursent plus cher, puisque je te paye de toute façon ? ».
Mais il n’en fit rien et, le soir après le travail, rentra auprès de ses enfants. Les voyant rire avec malice autour de la table, manger à grande fourchette, et réclamer encore du dessert, il se rappela que cela lui importait. Il se rappela que tous les matins il voyait se lever le soleil sur ses montagnes familières, non sur un camion en panne ou sur un aéroport du Maroc. Il songea que, s’il était loin le bonheur qui prenait corps au milieu des ruches et au-dessus des crêtes, ce bonheur-ci, doux, quotidien, pour être moins intense, en était plus certain. Il songea aussi qu’un jour, quand il serait prêt, il pourrait poser à nouveau dans son jardin une ruche, une seule, pour le plaisir du spectacle retrouvé des butineuses, sans amertume si la colonie venait à ne pas passer l’hiver. Il pourrait aussi, un jour, gravir à nouveau un sentier voile sur le dos, pour s’élancer une seule fois en parapente, en compagnie d’une bonne amie retrouvée, dans d’idéales conditions. Il s’endormit sur ces pensées.
Le lendemain, il retourna à l’officine. Il ne fit pas plus de remarques que d’ordinaire, déballa consciencieusement les commandes, regarnit les étagères, comme il faisait si bien. Sa douce vie continua au village, se fondant dans l’alternance immuable des cloches tintant à l’estive et des mélèzes se drapant de neige. Simplement, à partir de ce jour, il développa un talent pour envoyer ses collègues s’affairer dans l’arrière-boutique, le laissant seul avec les patients. Alors, d’un sourire frondeur, il prenait soin de leur remettre les aspirines roturières.
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