Mes réponses au questionnaire de Bruno Latour

Que voulons-nous vraiment garder du monde d’avant Covid, et qu’est-ce qui doit disparaître ? Au-delà des incertitudes sanitaires et économiques, un tel questionnement peut nous doter de bases solides pour l’avenir. S’interroger, remettre en cause, choisir, débattre, voilà à quoi nous invitait Bruno Latour lors du premier confinement, pour tirer parti d’un arrêt historique des activités humaines. L’exercice est toujours d’actualité, je vous le propose en l’illustrant de mes propres réponses.

Lecture 17 minutes

Il y a bientôt un an, en plein confinement, le philosophe Bruno Latour détonnait par son cri d’alerte à contre-courant des discours ambiants. À des individus soucieux de retourner à leur travail, à des gouvernements impatients de relancer la machine économique garante de stabilité sociale, il adressait cet appel contraire : « ne surtout pas reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant ».

En mars 2020, pour la première fois depuis 1945, on avait bel et bien choisi de l’arrêter, ce train du progrès prétendûment hors de contrôle des États et de tout. L’occasion était historique, comme je le soulignais dans mon article sur coronavirus et climat. Quel espoir pour les personnes conscientes que notre mode de production conduira à notre perte ! Toutes les activités ou presque étant à l’arrêt, il était possible de faire le tri. Voulait-on se battre pour que les tulipes hollandaises cultivées hors sol sous lumière artificielle puissent à nouveau être expédiées par avion dans le monde entier ?

La démarche

À travers cet exemple de la tulipe, emblématique des excès de la mondialisation, Bruno Latour illustrait la démarche à suivre : lister les activités arrêtées et se demander si nous voulons d’elles pour l’après-coronavirus ; et pour celles qui selon nous ne doivent pas reprendre, réfléchir à comment accompagner les emplois vers des activités plus utiles ou bénéfiques. En somme, prendre le temps « d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être ».

Ainsi, par nos réflexions individuelles d’abord, par une mise en commun de nos conclusions ensuite, nous avons le pouvoir de définir ensemble des orientations à suivre pour la société, afin de sortir d’un mode de production qui n’a pas fini de montrer les dégâts dont il est capable. Si nous souhaitons devenir ce que le philosophe nomme « d’efficaces interrupteurs de globalisation », cette remise en cause est nécessaire. Elle demande bien sûr un effort qui commence par une réflexion posée.

Depuis un an, nous avons vécu confinement, déconfinement, reconfinement, couvre-feu, restrictions diverses et toujours changeantes. Certaines activités ont repris, d’autres toujours pas. Certaines ont été soutenues par les gouvernements, d’autres non. Nous savons aussi lesquelles ont été crées ou décuplées dans un contexte de distanciation sociale et de dématérialisation accrues – l’utilisation de la visioconférence en est une. Bref, ce recul nous permet de mettre à jour la proposition du philosophe, mais la démarche première reste valable : faire le tri parmi ce qui a été arrêté ou créé ou perturbé ou favorisé depuis un an.

Et comme par défaut nous voulions tout relancer à l’identique, demandons-nous surtout quelles activités n’auraient pas dû reprendre du tout !

Bruno Latour propose six questions constituant une « aide à l’auto-description ». Y répondre demande un effort de réflexion et de rédaction. Il ne s’agit pas d’un sondage ou d’un QCM, mais bien d’un guide pour nos pensées. Ensuite, à nous de prolonger l’effort en comparant nos réponses avec celles d’autres personnes, en débattant, en composant.

Voici ces questions publiées dans son article du 30 mars 2020 dans le média en ligne AOC, questions que je me suis posées, questions que je vous invite à vous poser, pour nous interroger ensemble et construire les réponses à la question « que voulons-nous ? », c’est-à-dire : De qué volèm?

Je liste à la suite quelques exemples d’activités qui me semblent désirables/indésirables, ainsi que mes réflexions les concernant. Je ne détaille pas tout, car mes réponses ont un intérêt en soi limité, elles servent plutôt à illustrer la démarche, pour montrer la voie et vous inciter à réfléchir par vous-même.

Faites ensuite votre propre synthèse, prenez le temps de relier vos commentaires pour remarquer ce qui se dégage de commun entre vos souhaits, vos critiques, vos espoirs, vos frustrations. Pour ma part, le questionnaire m’a permis d’ouvrir les yeux sur ce triste constat, que je commente en conclusion de l’article : depuis un an, le message adressé à la population par les dirigeants a plutôt été « travaillez et taisez-vous »...

N’hésitez pas à partager en bas de l’article vos listes d’activités, car c’est de la réflexion commune qu’émergera une vision crédible et sensée.

À vos stylos !

Le questionnaire

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus faciles/ plus cohérentes ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

En réponse aux questions 1) et 4) voici quelques exemples d’activités fortement affectées lors du ou des confinement(s), et qui selon moi sont indésirables ou désirables.

Activités suspendues indésirables

production de véhicules neufs
– trajets quotidiens et déplacements professionnels
– tourisme
– consommation des espaces naturels
– vente d’habits neufs bon marché
– contrôles administratifs
– spéculation à la baisse en bourse
– rémunération astronomique des footballeurs

Activités suspendues désirables

enseignement (supérieur notamment) dans un lieu physique
– tourisme
– activités sportives et culturelles
– courrier postal
– vie associative
– accueil physique dans les administrations
– bars, restauration assise
– réunions de famille, de quartier

Je commente d’abord en détail la première activité de chaque colonne, indiquant mes réponses aux questions 2) et 3) pour celle indésirable et 5) et 6) pour celle désirable. Puis je commenterai brièvement les autres.

C’est parti.

Indésirable : production de véhicules neufs

Confinement oblige, la filière automobile a vu sa production réduite de 30% environ en 2020. Si cela crée d’évidents problèmes de court terme pour l’emploi et les revenus des ventes, c’est aussi une opportunité. Opportunité de réflexion et de réorientation. Certes, beaucoup de gens ont besoin de voitures, mais produire du neuf n’est pas la seule façon de répondre à la demande. Or l’industrie automobile est structurée pour construire et vendre toujours plus, pas pour réparer ou transformer l’existant.

Produire moins de voitures inciterait à faire durer celles existantes (donc, à terme, à construire des voitures plus durables). De plus, les fameux progrès de l’efficacité énergétique n’amènent que plus d’usage, pas moins de consommation, car les véhicules deviennent plus gros, plus lourds, plus utilisés. Nos moteurs polluent moins ? Lâchons-nous sur les achats et roulons d’autant plus ! Résultat : une pollution totale accrue. Pour ne pas citer toujours Jean-Marc Jancovici, je varie les plaisirs en vous proposant ce court article du journal suisse Le Temps, qui expose bien ce phénomène nommé « effet rebond » ou « paradoxe de Jevons », identifié dès 1865 dans le cas de la consommation de charbon.

À vrai dire, le vocabulaire de l’article de Challenge trahit le point de vue néfaste des industriels. Les -30% de production sont qualifiés de « bond en arrière de 60 ans », puisqu’à l’époque nous produisions moins. Le progrès d’une civilisation se mesurerait donc à la quantité de voitures qu’elle produit ?

Pour le consommateur soucieux de faire durer son véhicule, les obstacles sont nombreux.

Vous voulez changer le moteur, qui est fatigué alors que châssis et carrosserie pourraient encore vous faire 20 ou 30 ans ? Difficile en pratique, bien que techniquement facile. La loi française n’autorise que la re-motorisation strictement identique à celle d’origine et effectuée par un garagiste agréé. Gagner ou perdre quelques chevaux ? On oublie. Passer de diesel à essence ? On oublie. Installer un moteur moderne moins polluant sur une voiture ancienne plus robuste que celles actuelles ? On oublie. On s’en doute, les constructeurs préfèrent vendre des voitures neuves complètes plutôt que des moteurs seuls, et ont utilisé le prétexte classique de la sécurité et des normes pour imposer par lobbying le verrouillage législatif de leur avantage économique.

Je mentionne à peine les réparations, toujours plus chères, plus pointues à cause de l’électronique, plus impossibles à faire soi-même… alors que racheter une voiture neuve est si facile ! Comme un smartphone ou un habit d’ailleurs. Et le problème est loin de s’arrêter aux particuliers, les agriculteurs aussi sont prisonniers d’un système qui décide que réparer un tracteur soit moins avantageux que d’en racheter un.

Deux exceptions toutefois, qui vont peut-être dans le bon sens : l’éthanol et l’électrique.

Depuis l’été 2018, la législation autorise à adapter des moteurs essence à l’utilisation de l’éthanol E85, moitié moins cher à la pompe. À la combustion, ce carburant ne produit pas moins de CO2 que l’essence, mais il peut être renouvelable quand il est produit à partir de plantes (bioéthanol). Sans pour autant régler tous les problèmes – puisque produire des biocarburants à partir de colza, maïs, canne à sucre, huile de palme, betterave nécessite des terres agricoles utilisées aux dépens d’autres usages – le bioéthanol a au moins le mérite de nous interroger sur l’après pétrole. Sur les biocarburants, voir ce rapport de la FAO.

Les emplois d’aujourd’hui déterminent ce que sera le secteur demain, alors qu’une vision de long terme voudrait l’inverse

Côté électrique, l’idée de soulever le capot pour remplacer le moteur thermique par un électrique n’est pas nouvelle, mais c’est le législateur qu’il a fallu combattre depuis au moins dix ans. Certains entrepreneurs découragés, comme Marc Areny, ont préféré fuir la France. Ce pionnier de la re-motorisation électrique est installé depuis 2014 en Roumanie pour pouvoir développer son activité en paix. La situation est débloquée depuis le 3 avril 2020, la loi autorisant désormais la conversion thermique vers électrique. Utile notamment pour des véhicules effectuant de petits trajets quotidiens. L’entreprise orléanaise Transition One souhaite proposer la conversion pour 5 000 euros.

Gardons toutefois à l’esprit que la voiture électrique est loin d’être une panacée pour réduire les émissions de CO2. Tout dépend de la manière dont la voiture est fabriquée et de la filière électricité, et revoilà Jean-Marc Jancovici. Si l’électricité est produite en brûlant du charbon, comme en Allemagne ou aux États-Unis, aucun avantage à électrifier les voitures.

On a bien vu en 2020 que l’argent public était mobilisé pour maintenir les emplois de Renault et PSA à l’identique. En somme, le secteur automobile marche à reculons : ce sont les emplois d’aujourd’hui qui déterminent ce que sera le secteur demain, quand une vision industrielle de long terme voudrait l’inverse. Les constructeurs nous servent pour l’avenir un modèle obsolète qui n’a eu de succès que lors des Trente Glorieuses. Un seul objectif, accroître ou du moins maintenir les ventes.

Pourtant, entre construire et réparer/transformer des voitures, les compétences sont proches ! C’est ce qu’a bien compris Marc Areny qui trouve en Roumanie, près d’un lieu de fabrication des voitures Dacia, « un bon nombre de tourneurs, soudeurs et fraiseurs », déjà formés et employables. La mutation des emplois n’est donc pas l’obstacle sur cette question, les travailleurs pourraient être facilement accompagnés et réorientés.

J’ajoute, même si c’est un problème très vaste, que repenser l’urbanisme et la répartition de l’habitat permettrait de réduire structurellement les besoins en transport. Grâce peut-être au télétravail, mais surtout en remettant de l’emploi dans les campagnes, on permettrait de travailler localement et d’éviter les heures de trajets quotidiens que des millions de gens subissent. Tous ceux qui, au printemps 2020, n’ont plus eu à prendre la voiture, le bus ou le train de banlieue voient bien le gain de temps et de qualité de vie dont je parle !

Si René Fallet dépeignait déjà en 1946, dans son brillant roman Banlieue Sud-Est, les trains de banlieue amenant chaque matin dans Paris une jeunesse en quête de son emploi des jours à venir, nous effectuons aujourd’hui 9 fois plus de trajets quotidiens que dans les années 1950, avec en moyenne 45 kilomètres par jour (en 2008).

Parmi tous les gens qui viennent travailler dans ou près des villes, tout le monde ne peut pas y habiter : pas assez de place, trop cher. Les travailleurs modestes n’ont pas le choix de faire les navettes, et comme le chante Orelsan dans La Terre est ronde : « T’as besoin d’une voiture pour aller travailler, Tu travailles pour rembourser la voiture que tu viens d’acheter »…

Désirable : enseignement (supérieur notamment) dans un lieu physique

Écoles, collèges, lycées et universités ont subi comme tout le monde le confinement du printemps 2020. Non préparées à donner des cours à distance, les équipes enseignantes ont dû s’adapter, par courriels, par polycopiés, par visioconférence, par cours enregistrés. Dans la diversité des méthodes, une chose commune : on n’allait plus en classe mais on restait chez soi. Si la situation s’est vite révélée intenable pour les plus jeunes élèves – ou plutôt pour leurs parents – lycéens et étudiants sont restés à distance un moment. Fin octobre, toutes les universités repassaient aux cours à distance.

Début février 2021, la plupart des étudiants passaient encore leurs journées derrière un écran, la reprise des cours en « présentiel » ne se faisant que très progressivement, et surtout pour les étudiants de première année.

S’il est possible d’enseigner à distance, les cours dans un lieu physique ont une vraie valeur ajoutée qu’il ne faut pas oublier. Le risque est que les universités s’habituent aux enseignements par visioconférence : pas de problèmes sanitaires, pas de gestion des locaux, pas de restauration sur place, pas de regroupements évoluant en mouvements sociaux… seulement des outils informatiques dont on délègue la gestion à des entreprises, Microsoft Teams, Zoom, Tixeo et autres. Plus facile, moins cher.

L’humain est clé dans toute relation de transmission de savoir. Un cours est d’autant plus vivant que l’enseignant(e) se déplace devant les élèves, capte leurs regards et réactions, intercepte leurs remarques, lâche une ou deux blagues. Un contact chaleureux motive et rapproche, tandis qu’un écran instaure une barrière qu’il peut être difficile d’oublier. En présence l’un de l’autre, la qualité de communication est meilleure, les échanges plus spontanés.

Récemment, un étudiant de Master que j’encadre par visioconférence depuis trois mois sur un projet scientifique m’a rendu visite. Gestes, regards, papier à l’appui, il a vite réalisé que nous avancions autant en dix minutes de face-à-face que d’habitude en une heure. Et si un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, je ne crois pas que le meilleur logiciel de dessin à distance vaille la bonne vieille feuille de papier sur laquelle on griffonne.

Certes, le numérique a ses propres atouts. Il est parfois plus facile de taper une question dans une messagerie instantanée que de lever la main dans un amphi. Ainsi, en évitant la pression du groupe, la peur de montrer qu’on ne sait pas, on permet de nouvelles dynamiques, comme le reconnaît une maîtresse de conférences à Toulouse.

De nombreux étudiants se retrouvent en détresse psychologique

Mais il faut voir que le rôle des écoles au sens large ne se limite pas au seul enseignement.

Aller physiquement en cours donne une bonne raison de se lever chaque matin. Être assis dans une classe, être entouré d’un groupe, donne un sentiment d’appartenance, crée une dynamique commune. On entend les autres parler, demander, commenter, rigoler, on est interpelé, incité à participer soi-même.

En dehors des cours se tissent bien sûr les liens amicaux, les collaborations, les projets, les associations. On prend le bus ensemble, on mange ensemble, on va au basket ensemble, à l’atelier hip-hop, à la salle de billard ou de Go. Confronté à autrui, à la diversité, on apprend de nouveaux codes, de nouvelles cultures. En plus de l’insertion sociale donc, l’apprentissage social.

Pensons à l’inverse à la situation actuelle de tous ces étudiant(e)s qui passent leurs semaines enfermé(e)s dans leur chambre, sans besoin de marcher chaque jour pour aller en cours, sans moments de sociabilité aux repas, parfois sans voir de camarades. Pensons aux personnes arrivé(e)s de l’étranger qui ne connaissent personne, qui n’ont même pas l’occasion de pratiquer la nouvelle langue. Un autre étudiant que j’encadre a dû suivre la totalité de ses cours depuis chez lui en Roumanie depuis deux mois, pour s’épargner un loyer coûteux en France. Beaux souvenirs sans doute que sa vie étudiante !

Face à l’isolement, aux craintes sanitaires, aux inquiétudes concernant leur avenir professionnel, de nombreux(e)s étudiant(e)s se retrouvent en détresse psychologique. Les situations de dépression auraient été multipliées par 4, et les envies suicidaires concerneraient jusqu’à 5% des personnes pour des pensées quotidiennes, jusqu’à 20% des personnes pour des pensées plusieurs fois par semaine, selon une étude menée depuis un an auprès des 60.000 étudiants de l’Université de Lorraine, rapportée dans cette récente tribune du Monde.

On le comprend bien, la Révolution Numérique qu’effectuent de manière forcée les universités apporte son lot de conséquences néfastes. Il me semblerait être une grave erreur de ne retenir que la facilitation des aspects budgétaires et opérationnels, oubliant après l’épidémie de réunir à nouveau les personnes, de remettre l’humain au centre des échanges. Rassembler en un lieu physique élèves et professeurs est à mon sens, et doit rester, au cœur de la mission d’enseignement.

Pour finir, je me fais l’avocat du diable, ajoutant que la tentation sera grande pour des écoles privées, maintenant que tout le monde s’habitue à regarder des cours en ligne, d’augmenter leurs places disponibles en enseignement à distance. Ajouter un(e) élève sur une visioconférence quotidienne ne coûtera que quelques euros par mois, tandis que les frais de scolarité en rapporteront des milliers. Que l’enseignement soit suivi avec profit et que l’élève se plaise importera peu : si la réussite des examens ou de l’insertion professionnelle est mauvaise, il sera facile d’effacer des statistiques ces élèves qu’on n’aura jamais vus.

Indésirables et désirables en vrac

Avant de conclure, disons quelques mots sur les autres activités listées.

Si j’ai classé le tourisme dans les deux colonnes, c’est qu’il n’est pas un monolithe détestable ou désirable – comme la plupart des activités d’ailleurs. Je n’aime pas le tourisme quand il est massif, irréfléchi, obligatoire, organisé, consommateur, décorrélé du lieu, comme je l’exprimais dans mon récent article « J’ai fait la Norvège », ou le tourisme dégénéré. J’aime le tourisme quand il est discret, lent, approfondi, respectueux, observateur, éducatif, qu’il retrouve sa vertu de transformation personnelle intérieure. Le confinement brutal du printemps 2020 a mis en pause les deux tendances, j’aimerais n’en voir renaître qu’une seule.

Transports restreints, taille des groupes limitée, tours organisés suspendus, c’est toute la consommation des espaces naturels qui s’est calmée. Car l’efficacité appréciable apportée par l’énergie abondante passe par la concentration des personnes. Les remontées mécaniques de ski étant fermées, les gens se tournent vers des pratiques plus autonomes, sportives, responsabilisantes, moins consommatrices, comme le ski de randonnée ou les raquettes. Voilà qui donne de l’espoir pour la préservation des sites naturels (à moins que ces pratiques ne conduisent à de nouveaux excès). Ne relançons pas à tout prix les immenses domaines skiables ou les croisières de masse avec pour seule justification les rentrées d’argent escomptées.

La plupart des habits neufs que nous achetons sont peu durables, entretiennent une des industries les plus polluantes, changent de main trop souvent et finissent pour 85% d’entre eux enfouis sous terre, incinérés ou répandus dans la nature.

L’administration déploie des merveilles d’ingéniosité pour taxer les moindres richesses, comme par exemple les smartphones reconditionnés, mais surtout contrôle et punit inlassablement toutes sortes d’activités à petite échelle, tandis que les fraudes fiscales d’entreprises géantes restent impunies et représentent un pourcentage non négligeable du PIB.

Sur les marchés financiers, il est possible de vendre aujourd’hui des actions qu’on ne détient pas encore, tout en pariant sur le fait qu’on pourra les acheter demain pour moins cher. Cela s’appelle la vente à découvert et constitue une forme de spéculation qui nuit à la stabilité des marchés et permet de s’enrichir quand une entreprise va mal (mais voir le brillant retournement de situation dans la récente affaire Gamestop !).

Prélever à la société des dizaines voire centaines de millions d’euros pour jouer au football semble bien disproportionné, pourtant quand l’économie mondiale tremble sous l’épidémie les stars du foot rechignent à assumer leur part de la perte collective.

Voilà des exemples d’activités/pratiques qui me semblent indésirables ou abusives ; suspendues au printemps 2020, j’aurais préféré ne pas les voir repartir, ou bien sous des formes édulcorées.

À l’inverse, j’aurais souhaité voir reprendre au plus vite, et durablement, des manifestations culturelles comme les concerts, du moins ceux assis où la distance d’un mètre est bien plus facile à observer que dans les transports en commun que l’on autorise ! La musique, qu’elle soit jazz ou classique, populaire ou électro, fait travailler beaucoup d’acteurs dont les emplois sont souvent plus fragiles que dans les industries ou administrations : on renoncerait sagement aux fosses et boîtes de nuits pour les faire survivre. En outre, la musique, et la culture au sens large, est bien plus qu’une distraction futile et accessoire, elle contribue au bien-être de la population.

Même constat pour la privation de sport, avec tous ces lieux fermés, ou interdits à la plupart des personnes, privation dont on se demande si elle ne nuira pas plus à notre santé que cette Covid que nous finirons par attraper de toute façon dans un bus ou un supermarché. Un peu partout des résistances s’organisent, des salles de sport clandestines ouvrent dans les villes. Tout le monde n’a pas la possibilité d’accéder facilement à la campagne.

Les personnes qui aimaient encore écrire des lettres, malgré les prix des timbres qui augmentent de 10% chaque année, ont dû patienter au printemps 2020, avant que soit rétabli un trafic correct pour cette belle activité du courrier postal que je souhaite voir perdurer.

Avec les déplacements et rassemblements interdits lors de ce premier confinement, c’est toute la vie associative qui s’est retrouvée en berne, clubs sportifs, rencontres culturelles, musique, mais aussi associations caritatives ; une connaissance me racontait la détresse de personnes précaires dépendant de la Banque Alimentaire pour se nourrir.

Les contacts humains étant limités à l’essentiel, l’accueil physique dans les administrations s’est encore affaibli, rendant plus inaccessibles les tâches de paperasse pour les personnes non connectées ou/et âgées.

Nul ne restera indifférent au sort de la restauration assise et des bars, secteur fortement pourvoyeur d’emplois en France, apportant réjouissance et lien social, pourtant interdit de travail pendant de longs mois. Je pourrais m’étendre mais le sujet a déjà été souvent traité.

Quant aux réunions de famille ou de quartier, elles aussi ont dû attendre des jours meilleurs, occasionnant la souffrance morale et l’isolement de bien des gens.

Voilà pour quelques activités/pratiques désirables, qu’il me semble essentiel de maintenir pour une bonne marche de la société.

Conclusion

Me livrer à l’exercice proposé par Bruno Latour a été riche en enseignements pour moi. J’observe que parmi les activités suspendues lors du premier confinement :

  • la plupart de celles qui me semblent indésirables ont été soutenues par nos dirigeants et ont pu reprendre. Ces activités reviennent en gros à travailler pour avoir un salaire, faire tourner l’économie, éviter les faillites des entreprises et in fine les révoltes
  • la plupart de celles qui me semblent désirables n’ont pas été soutenues voire n’ont pas repris. Ces activités reviennent en gros à faire se sentir bien les gens : liens sociaux, associations, sport et culture, bref, toutes activités dont la privation prolongée risque de faire plus de dégâts que le virus lui-même.

C’est un peu triste que je me rends compte du message implicite que nous adressent depuis un an nos dirigeants : travaillez, taisez-vous, veillez à ne pas engorger les hôpitaux, et pour votre bien-être on verra plus tard.

Et vous, que voyez-vous ? Partagez votre constat en bas de cet article !

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1 réflexion sur « Mes réponses au questionnaire de Bruno Latour »

  1. […] Afin de faciliter la réflexion et l’action, Bruno Latour nous propose une méthode d’auto-description en 6 questions, pour faire le tri entre activités désirables et indésirables, pour ne garder que le meilleur de nos sociétés et entrer grandis dans ce monde après-coronavirus. Je vous invite à remplir ce questionnaire, que vous trouverez à la fin de son article. (ajout du 4 mars 2021 : je me suis moi-même livré à l’exercice pour vous y inciter, vous trouverez mes réponses ici.) […]

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