Consultations trop rapides, désert médicaux, parfois marathon des actes techniques. Par ailleurs, des soignants pressurisés et en sous-effectif, des médecins se plaignant de leurs conditions d’exercice. Le métier de médecin n’est-il pas malmené ? Quels en sont les dysfonctionnements ? Le premier entretien de cette série nous en apprend plus.
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Avez-vous récemment pris rendez-vous chez un(e) dermato ou un(e) ophtalmo ? Un délai de 4 à 6 mois n’est pas rare, et une fois en salle d’attente le temps est long. À Rodez en Aveyron, les gynécos n’acceptent plus de nouvelles patientes, tant ils sont débordés. La tension est inégale selon les régions, mais touche toutes les spécialités. De nombreuses personnes en France ne trouvent pas de médecin traitant. Et une fois en consultation, c’est parfois la déception : entretien trop rapide, pas le temps de s’exprimer, on se sent « expédié », pas écouté, des médicaments ou examens prescrits en un tour de main, et suivant. Signe qui traduit le malaise : bien des patients se tournent vers des pratiques alternatives comme ostéopathie, acupuncture, magnétisme, herbothérapie, rarement remboursées mais qui se développent. De l’autre côté, on entend des médecins en manque de valorisation de leur travail, de jeunes passionné(e)s bientôt déçu(e)s par la réalité du métier en 2022.
La médecine conventionnelle n’est-elle pas malade ? Qu’est-il arrivé à ce beau métier qui se veut un art, une pratique mélangeant soin et humanisme ? Pourquoi les jeunes médecins rechignent-ils/elles à s’installer dans les campagnes ? Pour y voir plus clair, je suis allé rencontrer Antoine Jouve, 36 ans, médecin généraliste dans l’Aveyron depuis 2015. Il nous guide dans un petit panorama de la médecine actuelle en France et raconte son choix d’installation en département rural.

TC : Salut Antoine. Pour commencer, pourrais-tu nous situer en quelques mots ta situation actuelle de médecin ?
AJ : Salut Thomas, alors je ne suis pas installé à mon compte, je fais depuis 6 ans des remplacements de médecins généralistes libéraux. J’exerce principalement dans les villes aveyronnaises de Rodez, Luc-Primaube, Villefranche, Decazeville, Baraqueville. Je travaille dans des maisons de santé ou centres de santé qui regroupent 3 à 6 médecins.
Pour mieux situer – car les patients ne savent pas toujours bien ce qu’est un remplaçant – j’utilise les ordonnances du médecin titulaire, avec son nom de médecin, son numéro RPPS [un identifiant unique], son matériel. Le titulaire encaisse l’argent de mes consultations et m’en reverse 80%. En résumé, j’enfile véritablement sa blouse.
TC : Quelles sont tes journées types ?
AJ : Je travaille de 9h à 18h avec 1h de pause midi. Je vois 20 patients par jour pendant 4 jours par semaine. Je dis 18h, mais c’est l’heure à laquelle je vois le dernier patient. Ensuite il me reste à faire la compta de la journée, traiter les messages de secrétariat, rappeler des patients à propos de leur biologie… Donc 1h en plus, à laquelle s’ajoute 1h de trajet en voiture. Je précise que je fais quelques visites à domicile, qui sont une activité que j’affectionne, mais qui prend beaucoup de temps par rapport au temps effectif de consultation. C’est donc impossible d’en faire souvent. Je fais aussi des téléconsultations, on peut en reparler.
TC : Des journées bien remplies donc ! Et pourrais-tu nous résumer ton parcours d’études ?
AJ : Après le bac j’ai fait mon externat à Montpellier (6 ans) puis mon internat à Marseille (3 ans). Je dois dire que je n’avais pas le profil type du bon élève ! Je m’y suis repris à deux fois pour obtenir mon concours de fin de 1ère année à Montpellier.
J’ai trouvé ces études très longues, très hospitalo-universitaires, avec un grand manque de contact avec les patients. On nous forme surtout à être médecin à l’hôpital. Pour donner une idée, pendant l’externat nous faisons 4 ans de stages en hôpital et 1 seule semaine de stage chez un généraliste. C’est totalement disproportionné, quand on sait que la moitié de la promotion (8000 étudiants par an en internat) sera médecin généraliste, à l’issue du fameux Examen Classant National qui marque l’entrée en internat et correspond au « choix » de la spécialité. Cet examen est par ailleurs un concours sur questions, qui sont loin de refléter toute la subtilité du métier de médecin. Dans l’ensemble, j’ai trouvé qu’il y avait trop de méritocratie, ou du moins que nous étions mal évalués. Bref, je changerais volontiers quelques petites choses à ce cursus !
TC : Pourquoi as-tu choisi la médecine générale ?
AJ : Au lycée je voulais être pédiatre, puis pendant l’externat je me suis rendu compte qu’à travers les enfants, on soigne aussi les parents, ce qui m’a plu. Finalement, je me suis dit que je préférais traiter des personnes capables de décrire leur souffrance ! Le fait que le cursus du spécialiste dure plus longtemps a joué aussi : après les 6 ans d’externat, il reste encore 6 ans au spécialiste, et « seulement » 3 ans au généraliste.
Un généraliste voit des cas plus variés, j’étais attiré par l’idée de traiter la globalité de la personne
Par ailleurs le contenu du métier est différent, car un généraliste est confronté à des cas plus variés, plus flous parfois. J’étais attiré par l’idée de traiter la globalité de la personne, donc l’exigence d’être complet et de prendre en compte aussi des aspects au-delà du médical. Le métier de spécialiste me semblait plus ciblé et plus technique.
TC : Quelle a été ton expérience professionnelle pendant ton internat à Marseille ?
AJ : Multiple ! J’ai travaillé à l’hôpital public : en neurologie à Avignon, en médecine interne à l’Hôpital Nord de Marseille. J’ai travaillé en cabinet de généraliste à l’Estaque ainsi qu’à Martigues. J’ai fait un passage en PMI [Protection Maternelle et Infantile] à Salon de Provence ainsi qu’en EHPAD [maison de retraite]. Enfin j’ai passé quelque temps dans une clinique privée à Marignane, en service d’urgences. J’ai donc goûté assez tôt aux deux facette privé/public de la médecine hospitalière.
TC : Quelles sont leurs spécificités d’après toi ?
AJ : Le public et le privé ont bien sûr un rapport différent à l’argent, et donc au patient. Un hôpital public est une institution, visant le bien public. Les personnels sont payés un salaire fixe quelle que soit leur activité effective. Même si c’est difficile en pratique à cause de la forte demande, un médecin est théoriquement libre de prendre le temps qu’il souhaite avec ses patients, et n’a pas comme dans le privé la tentation d’aller plus vite pour gagner plus d’argent. Ce qui pêche, c’est souvent les moyens : manque de lits, de personnel soignant, manque de médecins aussi. On a tous fait l’expérience de prendre un rendez-vous pour dans 3 ou 6 mois à l’hôpital ! Mais globalement, la mission de l’hôpital public est de soigner les personnes, qui qu’elles soient, quel que soit leur état de santé et quoi qu’il en coûte, ce que je trouve beau.
Un hôpital privé est une entreprise, visant plutôt le chiffre d’affaires, un travers est donc de favoriser les patients venant pour des actes « rentables », quitte à donner une moindre priorité aux autres. Un exemple extrême est celui des opérations bien rodées donc peu risquées, et bien payées, comme l’opération de la cataracte qu’un médecin peut réaliser 20 fois par jour et facturer 400€. Un autre travers est de se dédouaner en renvoyant les patients « compliqués » vers l’hôpital, j’ai pu l’observer et c’est pour moi ce qui explique que plus de gens meurent à l’hôpital qu’à la clinique. Cela dit, l’incitation financière des personnels peut être vertueuse, en conduisant une clinique à prendre en charge un grand nombre de patients, ce qui est un service à la population. Parmi les bons côtés, j’ai observé aussi des conditions globalement plus confortables, un personnel plus épanoui et moins stressé que dans le public, plus de temps pour parler avec le patient ou entre collègues – donc une meilleure prise en charge humaine – et une meilleure considération des internes.
L’hôpital public est conscient de l’attractivité du privé pour les médecins. Pour éviter une fuite des compétences, il leur accorde donc le droit de consulter à titre privé environ 4h par semaine, à tarif plus élevé. C’est pour cela qu’une consultation privée à l’hôpital propose des rendez-vous à 1 ou 2 semaines et non à 3 mois !
TC : Mon impression de la médecine actuelle est un peu « toujours plus de technique, toujours moins de clinique ». Toi qui as vu différents services à l’hôpital, portes-tu le même regard ?
AJ : Oui, plutôt. Traditionnellement le médecin disposait avant tout de son œil, son stéthoscope et sa sagacité pour examiner un patient. L’observation et l’interrogatoire étaient clé dans sa pratique. Voilà ce qu’on appelle la « clinique », ou examen clinique. Aujourd’hui en 2021, tout un panel d’examens techniques s’offre au médecin, qui lui permettent par exemple d’aller regarder l’intérieur du corps du patient sous de multiples facettes avec l’imagerie médicale (échographie, IRM, radiologie, scanner à rayon X, TEP-scan, etc.) ou de mesurer une myriade de paramètres chimiques et biologiques avec l’analyse médicale. Si ces techniques sont parfois nécessaires pour un diagnostic, la tentation d’y faire appel systématiquement est grande, par paresse, par habitude, ou pour réduire l’incertitude.
La facilité qu’offre la technique est fabuleuse et permet aujourd’hui de véritables exploits chirurgicaux. Un exemple parlant est pour moi l’infarctus, c’est-à-dire une artère qui se bouche près du cœur. On peut réaliser rapidement un électrocardiogramme (ECG), une radio du cœur avec produit de contraste (coronarographie) qui permet de localiser l’artère bouchée, on insère ensuite un guide dans l’artère fémorale, depuis ce point de la jambe on glisse un petit ressort « stent » jusqu’à l’artère bouchée du cœur, ce qui rétablit la circulation. Alors qu’avant le risque de décès était élevé, aujourd’hui un patient peut rentrer chez lui trois jours après sa première douleur de poitrine, en s’étant à peine rendu compte qu’il a frôlé la mort !
Mais le revers de cette facilité est que le médecin se pose moins de questions, approfondit moins l’examen clinique, ou simplement se réfugie derrière la technique. Avec la dérive de vouloir tout mesurer, en oubliant la personne malade. J’en ai été témoin dans un service de gériatrie, l’approche y était ultra-technique, on réalisait des myélogrammes – un examen douloureux qui implique de percer le sternum – à des patients de 90 ans ; à d’autres on faisait subir un scanner 2 fois par semaine, avec la fatigue que cela entraîne.
Un autre risque est que plus on cherche, plus on trouve ! C’est le phénomène des faux positifs, c’est-à-dire détecter un problème là où il n’y en a pas. Cela arrive, et peut être suivi d’actes invasifs non nécessaires, ou de plus de stress pour le patient. Parfois enfin, j’observe qu’on donne du sens a posteriori : on fait l’examen technique, puis on voit à quoi on peut répondre. La bonne pratique voudrait qu’on sache a priori à quoi on veut répondre, et qu’on ne fasse l’examen technique que si nécessaire.
Les techniques sont ultra-performantes, mais nous ne devons pas nous y perdre
Les techniques à notre disposition sont ultra-performantes, même si l’accès en reste inégal. Et les machines aiment tourner à plein régime, on l’a vu avec les tests PCR pour la Covid. Mais nous ne devons pas nous y perdre.
TC : On a l’impression que la confiance envers la médecine conventionnelle s’est amenuisée ces dernières décennies. On a vu pendant l’épidémie de Covid que l’autorité médicale était contestée. Par ailleurs, les cabinets de praticiens alternatifs fleurissent, je vois souvent dans la rue des plaques d’ostéopathes, chiropracteurs, naturopathes, phytothérapeutes, acupuncteurs, magnétiseurs, on dirait que leurs affaires vont plutôt bien ! Est-ce que tu as constaté chez les patients cette perte de confiance ?
AJ : Pas directement constatée – j’imagine parce que les mécontents viennent moins nous voir. Mais je la comprends. Je crois que d’une part la médecine conventionnelle va souvent trop vite. Les médecins enchaînent les consultations, parfois 10 minutes seulement, et les patients ne se sentent pas écoutés. Or l’écoute est centrale dans le traitement ! Se concentrer sur les actes techniques et sur l’efficacité fait perdre de vue le contact humain. D’autre part, il y a eu bien sûr des scandales sanitaires à répétitions, plutôt imputables aux entreprises pharmaceutiques mais qui ont entaché l’image d’intégrité et d’autorité du médecin. Cette défiance est bien palpable dans les discussions autour des nouveaux vaccins à ARN messagers pour la Covid. Ces deux facteurs amènent des patients déçus à se tourner vers des médecines alternatives. Elles sont plus chères, souvent non ou mal remboursées, la qualité des soins n’est pas forcément garantie par un diplôme, mais au moins les praticiens prennent le temps, et c’est peut-être, au fond, le cœur de métier qu’a oublié la médecine conventionnelle.
TC : Bon, tu as donc vu l’hôpital public, l’hôpital privé… et finalement te voilà dans la campagne aveyronnaise.
AJ : Oui. Je préférais vivre en milieu rural, où les gens me semblaient plus sympas et la vie plus apaisée. C’est moyennement compatible avec l’hôpital ! Cela dit, une différence majeure à avoir en tête quand on choisit l’exercice libéral est que la responsabilité médicale est personnelle, alors qu’elle est institutionnelle en hôpital ou en clinique. Cela signifie qu’un médecin libéral qui commet des erreurs est moins protégé.
TC : Est-ce que tu trouves que les médecins de campagne, étant loin de l’agitation des métropoles, prennent plus leur temps ?
AJ : Non, pas vraiment. C’est un problème systémique de la médecine. On dit que l’on manque de médecins et c’est vrai. Particulièrement en milieu rural. Partout des médecins partent à la retraite qui ne sont pas remplacés, les cabinets ne trouvent pas repreneur, les mairies parfois se battent pour attirer les médecins, jeunes comme vieux. Mais c’est vrai aussi en ville. À Paris les médecins généralistes sont saturés et ne prennent plus de nouveaux patients, bien des gens sont sans médecin traitant. Idem à Rodez [50 000 habitants] : aujourd’hui une femme qui vient y vivre ne trouvera pas de gynécologue.
Par souci du devoir, les médecins et leur personnel ont tendance à accepter plus de patients qu’ils ne peuvent raisonnablement en suivre. Pour satisfaire tout ce monde, ils sont forcés de consulter plus vite, trop vite, au détriment de la qualité. Je l’ai vécu et je le vis encore dans mes remplacements. Ça a été une assez forte désillusion pour moi. À tel point que parfois je peine à voir du sens à mon métier, et je veux que l’à-côté puisse avoir du sens en soi.
TC : Toi-même, en tant que remplaçant de médecins généralistes libéraux, tu es confronté à cette pression sur la cadence des consultations ?
AJ : Je peux choisir le nombre de patients que je vois. Mais quand le médecin titulaire s’efforce d’accueillir autant de patients qu’il peut, difficile de ne pas faire de même.
Par ailleurs, puisque je ne suis pas salarié, mon revenu dépend directement de mon nombre de consultations. Quand tu me donnes 25€ pour une consultation, 5€ vont au médecin titulaire, ensuite je mets de côté au moins 10€ pour payer mes charges (URSSAF etc.), mon revenu net est donc au mieux de 10€ par consultation – moins de la moitié de ce que donne le patient. Je peux décider de passer une heure avec chaque patient, ce qui me rapporte à peu près un SMIC. À l’extrême inverse, je peux décider de voir 6 patients par heure et travailler beaucoup d’heures par semaine, ce qui me fait gagner beaucoup d’argent, mais je ferai mal mon métier. C’est une pratique dont j’ai été témoin lors d’un de mes remplacements.
TC : Ça ressemble à quoi, un généraliste qui fait mal son métier ?
AJ : Il n’écoute pas le patient, ne cherche pas la qualité. Il fait de la médecine facile en traitant les symptômes et non les pathologies, c’est-à-dire qu’il va te donner du Doliprane pour un mal de tête récurrent, mais ne cherchera pas l’origine de ton mal, et donc ne résoudra pas ton problème. La caricature est le médecin qui te prescrit par défaut antibiotique et cortisone, un cocktail de facilité traitant les petits maux à l’aveugle : au pire il n’y en avait pas besoin et tu iras bien, au mieux c’était utile. Mais, ce faisant, le médecin néglige les effets secondaires. Autre comportement typique, il dit toujours oui aux gens, ça prend moins de temps. Pas besoin de justifier pourquoi on refuse d’accorder un arrêt de travail, par exemple.
Ce n’est pas ma conception de la médecine. Pour moi l’idéal est de voir environ 3 patients par heure, donc une vingtaine de minutes par consultation. C’est un bon compromis entre la qualité du soin et de l’écoute, l’efficacité de prise en charge de la population, et le revenu du médecin.
TC : N’y a-t-il pas de moyens d’encadrer ça ?
AJ : Tous les médecins ont une obligation de Formation Médicale Continue, avec au moins 2 formations par an pour mettre à jour leur savoir, ce qui est censé veiller à la qualité. Mais en pratique, c’est peu vérifié et beaucoup de médecins, débordés, ne le font jamais, restant ainsi sur leur formation initiale qui finit par être datée.
Il existe par ailleurs les ROSP [Rémunérations sur Objectifs de Santé Publique], des primes versées par la sécu quand les médecins satisfont un ensemble de critères de qualité de soin. Par exemple, dans le suivi des diabétiques qui ont besoin d’examens réguliers. Un médecin qui va trop vite ne peut obtenir ces ROSP. Mais c’est un système d’incitation qui a ses limites et dérives.
TC : Si je comprends bien, le métier de généraliste en campagne ne ressemble pas à ce que tu imaginais ?
AJ : Certains aspects oui, mais pas tout, loin de là. Trop de patients à voir je l’ai dit, mais aussi beaucoup de paperasse, et peu d’attrait pour ouvrir son propre cabinet de médecin, ce qui est un problème pour les jeunes diplômés comme moi.
TC : Tu nous en dis plus ?
AJ : Actuellement je suis médecin remplaçant. C’est censé être une situation provisoire, mais en fait je ne suis pas pressé de la quitter. Le médecin titulaire fait bouclier devant les lourdeurs administratives, c’est lui qui rend des comptes à la Sécu, gère les aspects matériels, les ressources humaines. Au final, le remplaçant, même s’il n’a pas sa propre patientèle et n’exerce pas toujours à sa manière, est plus libre, plus tranquille d’esprit. Signe qui ne trompe pas : le législateur réfléchirait à limiter le nombre d’années autorisées comme remplaçant, pour que les jeunes diplômé(e)s ne traînent pas à s’installer.
J’ai en tête deux pharmaciennes titulaires qui peinent à se sortir 1600 à 1800€ de salaire, c’est moins que leur employés
Évidemment je ne suis pas naïf, travailler à son compte ne va pas sans responsabilités. Mais je trouve qu’un médecin libéral qui s’installe aujourd’hui ne s’y retrouve guère. Outre le poids de l’administratif, côté pécuniaire la récompense n’est pas forcément là en raison des fortes charges financières. J’ai en tête l’exemple de deux pharmaciennes titulaires associées, près de Rodez, qui peinent à se sortir 1 600 à 1 800€ de salaire chacune, et sont moins bien payées que leurs employés dont le salaire est garanti. Le revenu des titulaires devient la variable d’ajustement. Au final, il vaut mieux être salarié ou remplaçant, ce qui n’est pas normal. Je pense que ces deux facteurs, charges financières et temps consacré à l’administratif, sont majeurs dans le manque de médecins en milieu rural.
TC : Que changer pour y remédier ?
AJ : Baisser les charges, simplifier la paperasse. Les tâches administratives et de gestion sont un gros frein à l’installation en libéral. Ça me fait penser au concept de « travail du consommateur ». Aujourd’hui, le particulier doit lui-même imprimer son billet de train, passer ses articles à la caisse de supermarché, se servir son essence, assembler ses meubles. Un médecin remplit beaucoup de formulaires administratifs qui pourraient l’être par d’autres personnes, ça le détourne de son métier. C’est ce qu’ont bien compris certaines municipalités, qui offrent un soutien sur ce plan non médical afin d’attirer de nouveaux médecins. La mairie de Séverac-le-Château, par exemple, est même prête à salarier des médecins et leur faciliter les aspects matériel et administratif.
TC : Ça te tente ?
AJ : Haha, oui franchement j’y réfléchis. S’ils me prennent en charge la gestion des rendez-vous, des paiements, du courrier, je m’installe demain !
Plus sérieusement, une autre mesure récente d’incitation a été la création des ZRR [Zones de Revitalisation Rurale], dans lesquelles un nouveau médecin peut recevoir dans le meilleur cas 50 000€ de prime pour participer aux frais d’installation, et sera non imposé pendant 5 ans, puis aura une imposition croissante sur 4 ans. C’est une réelle mesure qui peut aider les coins les plus reculés à recruter les médecins qui leur font si cruellement défaut.
TC : On entend de plus en plus parler des fameuses Maisons de Santé, est-ce que ça peut être une solution ?
AJ : C’est une solution intéressante, puisque les tâches administratives et logistiques sont déléguées à la structure. C’est donc moins lourd pour un médecin libéral de s’installer là que tout seul à son compte. Le médecin est payé à l’acte par les patients, et reverse à la Maison de Santé un loyer qui est typiquement fixe, ou parfois indexé sur son chiffre d’affaires. Dans de rares cas, il peut être salarié par la structure. Les horaires de travail sont décents, il y a de plus l’avantage d’être regroupé avec d’autres professionnels de santé, ce qui favorise une prise en charge multidisciplinaire. Ces Maisons de Santé se développent aussi en milieu rural, ce qui attire les jeunes médecins dont l’administratif et les charges sont allégés. On peut espérer que ces maisons s’installent dans de nombreux villages, en bonne entente avec les mairies. Je dis Maisons de Santé, mais c’est un terme vague, il y a également des Centre de Santé, ou tout simplement des cabinets à plusieurs médecins, sans forcément de différence tranchée. En résumé, ces regroupements facilitent l’installation et l’exercice.
TC : Tu envisages de t’installer en Maison de Santé ?
AJ : Pour le moment je me tourne plutôt vers la téléconsultation, que j’ai commencé à pratiquer à raison de quelques heures par semaine. C’est une pratique récente, dont le développement est bien sûr accéléré par la Covid, mais qui est utile aussi hors contexte d’épidémie. Vous avez peut-être déjà vu ces cabines de type visioconférence, dans des pharmacies notamment. Un patient qui a pris un rendez-vous en ligne peut s’y asseoir pour bénéficier d’une consultation à distance avec un médecin. Le médecin est en lien avec une entreprise qui gère les aspects non-médicaux de la prise en charge du patient. Soit il en est salarié, soit il est à son compte et reverse un pourcentage des honoraires.
Bien sûr, cela n’offre pas toutes les possibilités de la consultation classique et il n’y a pas d’examen clinique – quoiqu’avec du matériel mis à sa disposition, le patient peut même effectuer des gestes faciles comme prendre lui-même sa tension artérielle, pour aider à la consultation. Mais pour les consultations de routine comme certains renouvellements d’ordonnance, c’est très pratique. Le patient obtient un rendez-vous plus vite et a moins d’attente.
TC : Est-ce que ce type restreint de consultations pourrait néanmoins devenir un emploi à plein temps ?
AJ : En effet, c’est un exercice limité de la médecine, en tout cas pour le moment. Mais on fait déjà bien plus que renouveler des ordonnances ! Pour ma part, je vois cela comme un complément de revenu et une diversification de mon activité. J’y vois aussi un intérêt pour ma vie personnelle. Je m’apprête à suivre un Diplôme Universitaire d’Ostéopathie et à mener quelques projets personnels. Ce sera difficile si je ne fais que des remplacements, mais pas si j’ai le confort et la flexibilité qu’offre ce type de salariat, où mes horaires et mon volume de travail sont faciles à choisir puisqu’un grand nombre de médecins se partagent les consultations. Je pense que ce type d’exercice est intéressant aussi pour les urgentistes qui veulent retrouver un peu de médecine générale.
TC : Est-ce qu’il n’y a pas un risque d’ubérisation de la médecine ? Ce phénomène qu’on a vu avec Uber pour les taxis, AirBnb pour les hébergements, Deliveroo pour les repas. Une plateforme en ligne met en relation le consommateur avec le service dont il a besoin, c’est organisé par des algorithmes, ça contourne la fiscalité et les procédures administratives, et une entreprise qui prend ses commissions au passage cherche à devenir leader mondial, puisque le modèle fonctionne partout où l’on capte Internet. Ça ne t’inquiète pas pour le devenir de ton métier ?
AJ : Effectivement cela peut y ressembler. Cela dit, il y a plusieurs profils de plateformes proposant de la téléconsultation. Certaines y voient le profit et d’autres un début de solution au manque de médecins. Certaines plateformes sont financées par des fonds de pension dont on devine aisément les intentions, d’autres sont la création de médecins associés à des ingénieurs pour créer des entreprises françaises dont le siège social est en France. Certaines créent aussi des centres de santé en France, ce qui permet d’allier les deux activités médicales en téléconsultation et en présentiel, ainsi que créer une implantation territoriale.
J’ai été très réticent au début en raison des grosses dérives possibles de ce système. De manière générale, rien n’est tout blanc ou tout noir dans la vie. Il est impensable que la médecine devienne exclusivement télémédecine – par définition, c’est impossible. Je milite pour cela, pour prendre soin du patient, ce qui est et doit rester la base du métier de médecin. La qualité ne doit en aucun cas être remplacée par la quantité. Si un patient téléconsulte et que j’ai pu répondre à sa demande de soins dans la limite du respect de la qualité, je suis satisfait. Ce système de téléconsultation est complémentaire, parallèle au circuit classique du patient via son médecin traitant.
Avec la téléconsultation, des gens qui renonçaient aux soins trouvent un médecin à qui parler
Le fait de faire aussi des centres de santé avec des consultations en présentiel apporte une offre de soins adaptée, qui a pleinement du sens. Si toutes les plateformes avaient cette double volonté de faire de la téléconsultation et des créer des centres de santé, je pense qu’on aurait un début de solution à la pénurie d’installation de médecin.
L’Ordre des Médecins garde bien sûr un œil attentif sur cette pratique, puisqu’il est garant de l’intégrité du métier. Je ne doute pas qu’il imposera des garde-fous si nécessaire. Le législateur, pour le moment, laisse la pratique exister sans guère la contraindre, car une des forces de cette téléconsultation est de s’exercer partout, y compris dans les déserts médicaux.
C’est pour moi un intérêt majeur, car soudain des gens qui jusqu’alors renonçaient aux soins trouvent un médecin à qui parler, j’en ai déjà vu quelques-uns en téléconsultation. Ces gens-là, on sous-estime leur nombre, car on ne les voit pas, on ne les entend pas, mais ils sont nombreux. L’exercice via un écran a bien sûr ses limites : l’autre jour j’ai eu un patient qui avait besoin de soins, mais qui vivait à 30km de l’hôpital le plus proche et ne conduisait pas. Que faire pour de telles personnes ? Certains sont en errance médicale, voire en détresse médicale. Il y a dans certaines zones un réel manque de médecins, que la téléconsultation ne pourra que partiellement pallier.
Propos recueillis à l’été 2021
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