Ces métiers malmenés – 2) agriculteur éleveur

Alors que les agriculteurs nous nourrissent et perpétuent le sens ancestral de la terre, leur métier est peu valorisé par la société. Semaines chargées, revenus bas, exigences multiples et croissantes. Pourquoi une telle ingratitude envers ce chaînon de base des grandes sociétés humaines ? Ce deuxième entretien esquisse la beauté mais aussi la dureté du milieu agricole, ses contraintes, et les enjeux d’une conversion en bio.

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Et si la nourriture venait à manquer un jour ? Stocker des pâtes s’est révélé vain durant la crise Covid, pourtant l’épidémie aura ravivé cette crainte ancienne du rationnement et de la famine. La France produit sur son sol environ 4/5 de ses besoins en nourriture – certes, nous exportons beaucoup de blé, mais nous sommes loin de tout produire. Notre existence dépend donc directement des agriculteurs, qui représentent 1,5% de la population (voir ces quelques chiffres intéressants de l’INSEE). Disons grossièrement qu’en France chaque agriculteur nourrit 65 personnes.

Or justement, ces hommes et ces femmes qui se cachent derrière nos assiettes, et dont la moitié ont plus de 50 ans, les récompensons-nous à la hauteur de leur utilité sociale ? La question s’est posée pour les soignants, guère pour le milieu agricole. En sourdine, nous entendons depuis longtemps parler des suicides d’agriculteurs, du célibat, de la mécanisation à outrance, du gigantisme des parcelles, du prix du lait trop bas. Par ailleurs, nous avons beaucoup d’attentes envers eux, concernant la transparence, l’utilisation des pesticides, le bien-être animal. Le milieu semble bien tourmenté. Or, si nos grands-parents ou arrière-grands parents vivaient probablement à la ferme, peu d’entre nous connaissent la réalité des métiers agricoles en 2022.

Comment vivent les agriculteurs et comment voient-ils leur rapport à la société ? Quel est leur quotidien ? Qu’en est-il des jeunes qui souhaitent s’installer ? Je suis allé rencontrer Sylvain Lacombe, 33 ans, éleveur de brebis laitières dans l’Aveyron depuis 2018. Il nous éclaire sur les ficelles du milieu, raconte son choix de reprendre l’exploitation familiale après ses études universitaires, ainsi que sa conversion en bio amorcée récemment. Il évoque les lourdes charges financières, l’incitation au rendement, les grosses semaines de travail, mais aussi la beauté d’un métier en prise avec la nature, les animaux, l’air pur, et surtout le sens. Petite plongée dans un monde qui n’a jamais eu l’habitude de se plaindre.

TC : Salut Sylvain. Tout d’abord tu veux bien nous décrire ton exploitation en quelques mots ?

SL : Salut Thomas. Je suis éleveur de brebis laitières près de Rignac, dans l’Aveyron. Nous sommes situés sur le plateau du Ségala qui est rural et vallonné. Pour les brebis j’exploite 44 hectares de terrain [en Surface Agricole Utile], j’ai également 6 hectares de châtaigniers que mon père a plantés il y a 20 ans dans des travers [des terrains en pente]. Mon activité principale est la vente de lait de brebis. La transformation des châtaignes, entières ou en crème de marron, apporte un complément de revenu de l’ordre de 12-13% du chiffre d’affaires. L’activité moins visible est la culture, puisque je produis mon foin, mon maïs, mon orge et ma luzerne pour nourrir les brebis. L’exploitation appartenait à mon grand-père et détient ses terres autour, mes parents ont fait construire plusieurs bâtiments. J’ai intégré le GAEC il y a 4 ans, ma mère est mon associée. Mon père en est retraité depuis peu, il continue à travailler bénévolement avec nous.

TC : Tu es en agriculture conventionnelle ou bio ? Ou raisonnée ?

SL : Alors, le terme « raisonnée » signifie qu’on fait attention à utiliser moins de produits phytosanitaires, mais il n’a pas de critères objectifs de définition. Officiellement, je suis donc en conventionnelle, ou plutôt j’étais, car bonne nouvelle : j’ai pu il y a peu entamer ma conversion en bio sur 3 ans ! Je suis en année 1, je t’en dirai plus tout à l’heure. J’ajoute que mes deux activités forment un tout, comme bien souvent en agriculture, car le fumier des brebis constitue de l’engrais pour les châtaigniers. C’est un point crucial : les bêtes sont utiles aux cultures. C’est pour cela que les cultures uniquement céréalières rencontrent des problèmes d’apport de matière organique, car elles n’ont plus d’animaux et donc plus de fumier.

TC : Avant cela, quelles ont été tes études ?

SL : J’ai passé mon bac général à Rodez dans l’Aveyron, j’ai obtenu une Licence de droit à Toulouse. J’ai commencé mais pas fini un Master de droit à Lyon, ensuite j’ai fait des boulots à droite à gauche, dont un peu de journalisme, qui ne m’a pas emballé. J’ai vécu un an à Londres. Bref, j’ai vadrouillé. Finalement, j’ai passé mon BPREA : le Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole, qui est nécessaire pour se lancer – ou plus précisément pour pouvoir toucher les aides agricoles.

Je trouve dans mon métier plus de stimulation intellectuelle que dans les boulots de ville que j’ai pu faire

TC : Après ce parcours et cette ouverture à l’international, qu’est-ce qui t’a fait revenir sur les terres familiales ?

SL : Pour moi ça a bien sûr du sens pour l’histoire familiale. Pour la qualité de vie aussi. Ici on est au bon air, on mange de bons produits, on voit des animaux sauvages, on fait pousser ses légumes. L’élevage est un beau métier, au contact de la nature, des bêtes qu’on apprend à connaître et à comprendre, on nourrit les hommes. J’avais aussi besoin d’activités manuelles, je suis servi ! On a de plus une satisfaction de l’instant que bien des métiers n’offrent pas. Voilà, c’est déjà beaucoup.

J’ajoute que je trouve dans mon métier plus de stimulation intellectuelle que dans les boulots de ville que j’ai pu faire. On doit sans cesse résoudre des problèmes, se projeter, comprendre des dynamiques. Enfin, même si je ne me dis pas écolo et suis loin d’un tel mode de vie, je voulais pouvoir être acteur et participer à certains changements à mon échelle.

TC : Beaucoup de jeunes de nos âges cherchent plus de flexibilité, de temps libre, de disponibilité pour leur famille et leurs amis. Je ne suis pas sûr que l’agriculture ait jamais offert cela ! Tu t’y retrouves, côté vie privée ?

SL : Pas évident en effet, notamment pour la vie de couple, car on a peu de temps pour soi. Encore, j’ai la chance de ne pas être célibataire et que ma compagne me soutienne. Ce n’est pas toujours facile, mais on y arrive. Pour beaucoup de partenaires, un métier agricole est rédhibitoire car nous sommes très sédentaires, attachés à un lieu. Et les bêtes n’ont pas de week-end ! Ici, j’arrive à me libérer environ 1 week-end tous les 2 mois, et des vacances jusqu’à 15 jours maximum, mais c’est uniquement possible grâce à mes parents qui prennent le relais.

Cela dit, un autre avantage est d’être mon propre patron, je suis plutôt flexible dans mon organisation. Il m’arrive d’aller au ciné. Je dois anticiper, mais c’est possible. Côté amis, paradoxalement je m’en sors bien. Je suis certes loin des villes et peu dispo pour aller boire des canons tous les soirs, mais grâce à l’espace disponible, mes parents ont aménagé des chambres qui servent aussi de gîtes. J’ai donc souvent des amis qui rendent visite et restent deux-trois jours, une semaine, voire se mettent au vert pendant un mois, comme lors des récents confinements. Ils nous filent des coups de main. Je maintiens donc une vie sociale convenable.

J’arrive à me libérer 1 week-end tous les 2 mois, grâce à mes parents qui prennent le relais

La principale contrainte est le volume horaire, puisque je travaille en moyenne 10 heures par jour, soit 70h/semaine. En période d’agnellage [naissance des agneaux], il m’arrive avec mon père de dépasser 120h/semaine, je te laisse faire le calcul par jour. Là, on n’a plus le temps de penser au bar du village.

TC : 70h/semaine en moyenne ? C’est beaucoup ! C’est deux fois notre fameuse durée légale. Et plus que la moyenne nationale des agriculteurs, qui déclarent 55h/semaine. Est-ce qu’il te reste le temps et l’énergie de t’intéresser à autre chose que la ferme ?

SL : Oui, j’y fais attention. Depuis mes études de droit j’essaie de rester ouvert sur l’actualité, l’économie. Mes amis qui passent apportent de bonnes discussions. Mais j’avoue que je planche surtout sur des sujets agricoles, car nous sommes toujours amenés à étudier de nouvelles méthodes, de nouvelles cultures, on doit se renseigner. La réalité est qu’on réfléchit beaucoup seul, on tente, on prend ses responsabilités.

TC : Tu penses « sur ton tracteur », si tu me pardonnes le cliché ?

SL : Parfois oui, car en effet je fais du tracteur ! Si le semis ou le labour durent 1 ou 2 heures, j’écoute des émissions de radio : Affaire sensible, Rendez-vous avec X, 2 000 ans d’histoire. Mais il faut garder une oreille attentive, les bruits sont importants dans le métier, pour signaler la bonne marche ou au contraire les problèmes. Nos machines sont puissantes donc dangereuses, les accidents souvent graves voire mortels. La traite aussi demande de la vigilance.

TC : De quoi tes semaines sont-elles remplies ?

SL : Les tâches sont multiples. En fait, sur une exploitation agricole ça ne s’arrête jamais vraiment, il faut arriver à se mettre des limites. Mais principalement j’élève, je soigne et je trais les bêtes, je fais pousser et je récolte leur nourriture, je vends leur lait. Je sors mes brebis tous les jours pendant 7 ou 8 mois par an, environ de fin mars à fin octobre. Pendant cette période elles doivent être traites chaque jour, ça on ne peut pas y couper ! En général matin et soir, puis je passe en monotraite à partir de début septembre. Le lait, c’est pratique, il est ramassé à la ferme par camion.

Les châtaignes m’occupent surtout à l’automne pour la récolte (mais pas que), puis la transformation que je fais dans un atelier dans les Cévennes. Il faut aussi les vendre ou les placer chez des revendeurs. Pas évident car les Aveyronnais consomment peu la châtaigne.

Je précise qu’il ne suffit pas de mettre quelques béliers pour qu’un troupeau se reproduise et se régule – en tout cas pour un élevage rentable. Outre l’agnellage dont je parlais, la reproduction implique tout un travail de suivi de la fécondation. On a classiquement recours à l’IA.

TC : L’Intelligence Artificielle ? Tu déconnes.

SL : Eh non, pas encore, haha. Non, chez nous, l’IA c’est l’Insémination Artificielle. En bio je ne la ferai plus, mais jusqu’à maintenant j’achetais du sperme à une entreprise locale spécialisée, Ovitest, qui réalise l’insémination à la ferme une fois par an – ça semble brutal dit comme ça, mais sache que dans la nature le bélier en rut ne laisser guère de choix à la brebis, le côté forcé de l’IA est donc à relativiser. Son succès est d’environ 70%. Avec des béliers (1 pour 50 brebis), ça marche mais moins bien, et c’est plus de travail pour organiser les rencontres. L’IA s’est développée pour assurer la diversité génétique des troupeaux, mais elle permet aussi d’éviter les maladies véhiculées par les béliers, qu’on amène nécessairement d’autres troupeaux pour la reproduction.

Bref, j’en reviens aux occupations. En parallèle de tout ça, il y a le travail invisible ! Remplacer les clôtures, réfléchir aux rotations des cultures, déplacer et gérer les stocks de matière, entretenir et réparer les machines, s’informer des méthodes et produits auprès des techniciens agricoles, réaliser des travaux de bâtiments. J’ajoute encore la comptabilité, les dossiers de subventions et les négociations avec la banque.

Aujourd’hui un agriculteur est un véritable chef d’entreprise. Mais un jeune qui a connu ses 35h pour 2000€ et s’installe sur une ferme bossera deux fois plus pour gagner moins

TC : Ton métier est donc très complet, et exigeant !

SL : Ben, ça me semble pas exagéré, oui. De plus, il faut rester en bonne santé, on peut difficilement s’arrêter. Aujourd’hui, un agriculteur est un véritable chef d’entreprise, qui doit maîtriser l’agronomie, comprendre la compta et la fiscalité, avoir des bases de mécanique et d’électricité, naviguer dans les prêts bancaires et les subventions – le tout en maniant les bêtes dans mon cas !

TC : Tu parles des banques, vous avez souvent affaire à elles ?

SL : Oui, les agriculteurs empruntent beaucoup. Les investissements sont encouragés par les banques, mais aussi par les subventions. On investit en permanence dans le matériel. Parfois, il est plus intéressant de payer des mensualités de crédit sur des tracteurs neufs, que de payer l’entretien des tracteurs anciens, et ça permet aussi de vendre un capital à la retraite. Tu vois, je crois que tous les bâtiments de notre ferme sont hypothéqués, peut-être même des terres. Je ne sais pas si c’est bien, le milieu est organisé ainsi.

TC : On sait qu’on manque de jeunes pour reprendre ou créer des exploitations agricoles, puisque notamment la moitié des exploitant(e)s ont plus de 50 ans. Quel est l’obstacle à l’installation des jeunes selon toi ?

SL : La charge de travail, clairement. Ou plutôt, la faiblesse du revenu si on le ramène au taux horaire. Un jeune qui a vu autre chose que la campagne et goûté au confort du salariat choisit logiquement ses 35h pour gagner 2 000€ net, plutôt que de bosser deux fois plus pour gagner moins. Mais ça, chez les décideurs du monde agricole, c’est un message qui est dur à entendre.

TC : Si on pense à la traite, on comprend bien que plus de brebis c’est plus d’heures de travail. Est-ce envisageable pour toi de réduire ton troupeau pour travailler moins ? D’ailleurs, combien as-tu de têtes ?

SL : J’ai 500 brebis adultes, et 140 agnelles – les agneaux me sont achetés à 1 mois et élevés au moins 2 mois de plus pour la viande. Les agnelles intègrent chaque année le troupeau, tandis qu’un même nombre d’adultes le quitte pour la viande.

C’est en effet un sacré boulot que de traire 500 brebis 2 fois par jour ! Il faut de plus les mener aux prés, mais également les soigner, car on doit veiller aux maladies comme aux blessures. Si je réussis à passer en bio, où le lait est acheté plus cher, je pourrai descendre à 350 brebis en traite et 100 agnelles pour le remplacement, ce qui reste conséquent. Ce serait bien car actuellement je suis en surpâturage, c’est-à-dire trop de bêtes par rapport à ma surface, les terrains tendent donc à être abîmés par les pattes et moins garnis.

Certes, moins de brebis ce serait moins d’achats de paille (80t/an) et de tourteau de soja (50t/an). Mais outre les matières, il y a des charges qui ne baisseront pas avec le nombre de têtes. Pour l’instant, si je réduis mon troupeau, je ne peux plus payer mes mensualités de crédit sur les engins et les équipements. J’ai par exemple investi récemment dans un séchoir à foin pour mieux nourrir mes bêtes. Au fond, c’est l’équilibre économique qui me dicte la taille du troupeau.

Je ne veux pas trop me plaindre, car notre exploitation s’en sort pas mal, mais pour te donner une idée, en 2019 le GAEC a eu 200 000€ de recettes. Ça paraît beaucoup, dit comme ça. Mais nos dépenses ont été de 210 000€, correspondant aux achats de matières (dont le tourteau de soja qui est assez cher), au gasoil (appelé « GNR »), à la transformation des châtaignes, et aux mensualités de crédit du matériel et des bâtiments. Sans les primes, qui cumulaient à 50 000€, l’exploitation était donc en déficit. Je te rassure, ce n’était pas notre meilleure année, mais sache par exemple que les charges sociales nous ont coûté 36 000 € pour 2 personnes cette année-là – et au bout les retraites sont faibles, car il y a peu de cotisants.

TC : Si je comprends bien, ce sont les aides agricoles, les « primes », qui vous font vivre. Le revenu de votre travail sert tout juste à équilibrer les dépenses !

SL : Cela dépend des années, mais comme tableau général c’est assez vrai. C’est un peu choquant quand on le découvre, et pourtant courant. Dans le milieu, tu entendras souvent : « les primes, c’est le revenu ». Ce n’est pas un équilibre souhaitable, mais c’est la réalité de l’agriculture en France. Sans les primes, les exploitations viables sont celles où le conjoint ou la conjointe apporte un salaire extérieur suffisant. Pas mal d’agriculteurs ont un revenu de misère.

TC : Donc le prix du lait ne suffit pas à faire vivre des éleveurs.

SL : Oui, malheureusement. Le prix du lait détermine beaucoup de choses. Actuellement, mon lait est acheté par la coopérative SODIAAL [le 3è groupe français du secteur assez loin derrière Danone et Lactalis, et dirigé par un producteur de lait aveyronnais, Damien Lacombe, 60 ans. Un homonyme mais pas de la famille !]. Pour mon lait de brebis, je touche 0,93€/L, ce qui est un prix moyen sur le marché. En comparaison, le litre de lait de vache vendu environ un euro en supermarché rapporte à l’éleveur 0,36€/L, soit presque trois fois moins. Dans le milieu on est un peu « les riches », la filière de brebis laitière est enviée car elle gagne mieux. C’est pour ça que je ne me plains pas. En bio je toucherais entre 1,10 et 1,30€/L, mais il faut tenir compte d’un moindre rendement.

TC : Les fameux rendements ! Tu nous en dis plus ?

SL : Plus de brebis c’est plus de lait, mais aussi plus de matériel, de dépenses et surtout de travail. La taille du troupeau trouve donc sa limite. Une fois le maximum de brebis atteint, le deuxième facteur auquel pense l’éleveur pour augmenter son revenu, c’est le rendement laitier. Si tes brebis donnent plus de lait, tu gagnes plus. Moi, mes brebis donnent chacune 300 litres par campagne [la période annuelle de traite]. Les éleveurs qui bossent pour le Roquefort sont mieux payés et peuvent descendre à 260L/brebis, avec une campagne plus courte, plutôt 6 mois quand moi j’en fais 8. Eux ont une pratique d’élevage assez souhaitable. À l’inverse, des éleveurs moins bien payés cherchent à obtenir 350L/brebis, parfois même au-delà des 400 ! Pour pousser les rendements, on optimise la ration de nourriture et la reproduction, et on sort les brebis moins souvent dans les prés.

TC : Qu’est-ce qui peut motiver à moins sortir les bêtes ?

SL : Cela coûte moins cher, les bêtes attrapent moins de parasites, on s’assure qu’elles aient une alimentation plus régulière et optimisée, et surtout c’est moins d’efforts. Personnellement, c’est un modèle que je refuse. On perd le sens du métier, les bêtes sont faites pour vivre dehors et brouter les prés. De plus, je pense que ça mène à une perte de rusticité. C’est-à-dire que les brebis deviennent moins résistantes à la température, aux intempéries et aux maladies, et plus exigeantes sur la nourriture. Le lait est apparemment de moins bonne qualité. D’ailleurs les gens qui sélectionnaient des races toujours plus productives se sont calmés, ils ont enfin réalisé qu’en optimisant sur un unique paramètre, la quantité de lait, on perdait sur les autres. C’est pourtant du bon sens.

Beaucoup d’éleveurs sont en difficulté financière, la tentation de céder à ces mauvaises pratiques est grande

TC : C’est ce qu’on voit avec ces races de chiens sur-sélectionnées pour des critères esthétiques, mais qui peinent à se reproduire, voire à respirer.

SL : Exactement. Bref, tout ça c’est moche, mais c’est le même phénomène que pour les poulets en batterie. Des prix bas amènent assez fatalement vers un élevage industriel.

TC : Donc, si les éleveurs poussent les rendements, ce n’est pas tant pour être riches, mais plutôt pour s’en sortir ! D’ailleurs, toi, tu t’en sors ? Combien gagnes-tu ?

SL : Oui, beaucoup d’éleveurs sont en difficulté financière. La tentation de céder à ces mauvaises pratiques est donc grande, la société nous y pousse.

Mon revenu, puisque je dirige mon GAEC, je le choisis pour conserver l’équilibre de l’entreprise. Quand j’ai commencé, je me versais 800€/mois. Aujourd’hui c’est mieux, j’arrive à me sortir 1 500€/mois.

TC : Ah ouais… Il faut donc s’occuper de 650 brebis, détenir des terres, des bâtiments, tous ces équipements, et faire des semaines de forçat, pour que 3 personnes ensemble gagnent 2 SMIC ?! Là Sylvain, avec toutes les contraintes dont tu m’as parlé, c’est presque de l’héroïsme.

SL : Ben, non ça va. On bosse beaucoup oui, mais on n’est pas les plus à plaindre, pense aux éleveurs de vache laitière. Je suis d’accord avec toi que notre situation n’est pas enviable pour autant, dès qu’on regarde ailleurs. J’essayais de le dire récemment à une réunion d’agriculteurs, avec un ami de mon âge. Je disais que c’était pas anormal qu’on gagne si peu, en comparaison du travail fourni. Mais tu sais, les vieux sont durs à la tâche, ils nous ont fait taire, disant qu’à la campagne on avait toujours bossé beaucoup, que c’était normal, que les jeunes se plaignent, etc. Alors on hésite.

TC : En prenant du recul, comment est-ce que tu comprends cette problématique des prix bas, qui cause tant de travers ?

SL : Évidemment, on aimerait être pas chers pour nos consommateurs, par exemple pour mes châtaignes, je ne veux pas de prix abusifs – qui de mon côté seraient pourtant normaux. Notre revenu est pris en étau entre les coûts, qui restent élevés voire augmentent à cause des machines et des investissements, et les consommateurs, qu’on habitue à des prix trop bas. Les gens nous reprochent d’utiliser trop de produits phytosanitaires, mais ne veulent pas payer plus cher. Or sans phytos, les prix sont plus hauts, car on produit moins ! Le bio sera toujours plus cher que le conventionnel. Le problème de fond est que le consommateur ne paye pas la nourriture au prix réel, et ça ne date pas d’hier.

Après 1945, au sortir de la guerre, les gouvernements ont mis en place des politiques de subventions sur l’alimentation, avec la volonté que la population puisse se nourrir facilement. [Rappelons que les tickets de rationnement de nourriture ont duré jusqu’en 1949.] C’était louable, mais le système a perduré et s’est perverti. Par ailleurs, les industries de guerre se sont redirigées vers d’autres secteurs, dont l’agriculture. La mécanique des chars d’assaut a permis de faire de meilleurs tracteurs, la chimie des bombes de produire plus d’engrais d’azote, potassium et phosphore. Notre plateau du Ségala ici porte ce nom car avant il y poussait surtout du seigle. Avec les engrais, le Ségala est devenu plus fertile. En parallèle de cette industrialisation des pratiques, on a regroupé les parcelles. Ce remembrement a certes rendu le travail plus pratique, mais aussi transformé les paysages car on a rasé les haies. Tout ça a permis l’intensification de l’agriculture.

Aujourd’hui, les subventions nationales et européennes, comme la fameuse PAC par exemple, perpétuent cette politique de prix bas en bout de chaîne. C’est bien pour le pouvoir d’achat du consommateur, mais cela entretient les agriculteurs dans une dépendance très forte vis-à-vis des pouvoirs publics. On peut carrément dire que nous sommes asservis aux subventions. Je te disais que les primes c’est le revenu. Sans primes, il nous est difficile de vivre. Et c’est un cercle vicieux car les subventions requièrent toujours plus d’équipements et de productivité.

TC : Ça me rend triste quand je t’entends, Sylvain. L’agriculture nous fait tous vivre et la société vous maltraite, c’est de l’ingratitude absolue. Et ces subventions, comment vous faites pour les toucher ?

SL : Pour les aides de la PAC, qui sont le plus gros apport, on remplit tous les ans une déclaration en ligne qu’il ne faut surtout pas oublier. Comme les impôts, mais à l’envers ! Les montants dépendent du type d’exploitation, de certains facteurs environnementaux (nombre de haies, présence d’arbres), mais avant tout ils sont déterminés par la surface agricole. Pour caricaturer, un céréalier qui travaille seul sur d’immenses parcelles en monoculture avec des grosses machines touchera le pactole, alors qu’une petite exploitation à cinq personnes qui travaillent à la main et vendent en direct aura des clopinettes.

Les subventions comme la PAC sont un cercle vicieux car elles requièrent toujours plus d’équipements et de productivité

TC : La PAC encourage donc le gigantisme des exploitations ?

SL : Oui, et les pratiques associées – sans parler de la déshumanisation. C’est le reproche qui revient souvent.

Pour les subventions, cela dépend du calendrier de mesures annoncées par l’État, la région ou le département. Ça porte par exemple sur l’irrigation, ou sur l’autonomie alimentaire de l’exploitation. Une subvention annoncée encourage toujours à l’investissement… de crainte qu’elle ne se représente pas ! Les vendeurs d’équipements sont très au courant, ce qui facilite la veille sur les annonces, mais parfois on se dit que les subventions entre nos mains ne font que transiter de l’État vers eux.

Bref, on remplit des dossiers. Encore du boulot en plus. La plupart du temps elles ont des conditions, l’argent public a ses exigences. D’investissement, mais aussi de mise aux normes, ce qui pousse certains petits exploitants à arrêter leur production, car ils n’ont pas les moyens de s’équiper. Des conditions de choix de cultures aussi, ce qui est parfois bien pour orienter les pratiques, mais parfois en décalage total avec la réalité. Par exemple, tu vas recevoir des primes pour cultiver des champs avec une seule légumineuse, comme la luzerne. Or, selon les agronomes, le semis pur est une aberration pour l’équilibre écologique des parcelles. Il vaut mieux semer ensemble une luzerne, un trèfle blanc, un trèfle violet, et quelques autres espèces, mais là tu n’auras pas ta prime. En bio, tu as aussi des subventions mais elles sont assez aléatoires, il faut tomber à la bonne période.

TC : Et tes parents qui ont toujours travaillé sur votre ferme familiale, trouvent-ils que les conditions se sont améliorées ou dégradées depuis 30 ans ?

SL : Mon père est parti de très loin car mon grand-père avait des soucis de santé, ça a été difficile de redresser l’exploitation. Avec ma mère, ils ont fini par y arriver – moyennant des passages à la banque comme je te disais. Lui trouve que le confort s’est amélioré, par exemple dans la cabine du tracteur on a maintenant la clim et un siège qui amortit les chocs. Mais il se plaint de la concurrence mondiale, des accords de libre-échange. Il observe aussi beaucoup de différences de traitement entre les exploitations, avec l’impression qu’elles s’accroissent. Les mesures décrétées en haut retombent de manière inégale sur nous.

TC : Toi, en Aveyron, tu as à voir avec l’international ?

SL : Oui, car le tourteau de soja dont je te parlais, et qui fait partie de la ration de mes brebis, vient en majorité d’Amérique du Sud. Quand on entend que l’agriculture française dépend du Brésil, c’est vrai. Ce tourteau, c’est une nourriture plus concentrée en azote que les fourrages, qui permet d’assurer une bonne nutrition des bêtes et simplement de faire du lait. Évidemment je ne suis pas ravi d’acheter à un autre continent, mais avec les niveaux de prix actuels, il est difficile pour un éleveur de s’en passer. Et encore, j’ai déjà les moyens de donner à mes bêtes de la luzerne déshydratée, un aliment que j’achète. Ceux qui n’ont pas ce luxe achètent plus de tourteau, c’est moins cher. Le grand séchoir à foin dans lequel je viens d’investir va me permettre de réduire la quantité de tourteau. Je fais ce que je peux.

TC : Allez, pour finir sur des notes plus positives, parlons de tes projets et de ta conversion en bio.

SL : Oui, je suis vraiment heureux que ça se concrétise. J’avais deux projets en tête, l’un, de réduire mon troupeau et transformer mon lait pour vendre du fromage, l’autre, de passer en bio. Le fromage peut me permettre de bien vivre, mais il faut s’équiper et surtout trouver à vendre ses produits. Ce sont de nouvelles compétences, ça demande des années pour roder le commerce. Pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé le bon angle d’attaque. Pour le bio en revanche, dans 2 ans j’y serai !

TC : Qu’est-ce que ça va entraîner comme changements pour toi et ton exploitation ?

SL : Tout d’abord, un troupeau plus petit, environ 350 brebis en traite comme je te disais, au lieu de 500. Cette réduction d’effectif est d’ailleurs dans le cahier des charges. Je produirai moins de foin, environ -20%, car les rendements sont toujours plus bas sans produits phytos. Mais les dépenses phytos ne seront pas un gros poste d’économie, j’en utilise assez peu comparé aux céréaliers ou aux viticulteurs. [La vigne en France représente environ 3% de la Surface Agricole Utile mais 15% de la consommation de pesticides]. Enfin, mon prix de vente du lait va augmenter d’environ 30%. Globalement, j’ai bon espoir que mon temps de travail s’allège et que ma vie perso s’épanouisse.

TC : Tout ça a l’air de n’apporter que du mieux, alors pourquoi tout le monde ne passe pas en bio ?

SL : Oui, on nous le demande souvent ! Ben, c’est la quantité, et le prix.

Pense d’abord qu’un producteur bio produit moins, c’est normal puisqu’on sort de l’agriculture intensive. Si tout le monde passe en bio, il faudra fatalement plus d’agriculteurs. C’est d’ailleurs une crainte de l’agriculture conventionnelle, que trop de gens passent en bio d’un coup et que ceux restés en conventionnel doivent cravacher pour compenser les quantités manquantes. Ou alors il faudra importer. Attention donc à ne pas changer trop vite, l’équilibre doit se créer sur du temps long.

En France, le marché du bio est saturé actuellement. La transition doit se penser sur le temps long

Par ailleurs il faut trouver des acheteurs. Faire du bio c’est bien joli, mais est-ce que les consommateurs sont prêts à acheter tes produits plus cher ? Ça dépend des régions, des milieux, de l’éducation des consommateurs. En France le marché du bio est saturé actuellement, faute d’acheteurs, il n’y a donc pas de place pour de nouveaux producteurs. Pour savoir cela, tu peux commander à la Chambre d’Agriculture une étude appelée Pass Expertise Bio, qui amène une approche technique et économique pour identifier ce qui serait viable en bio pour ton exploitation. Ça coûte 1 200€, mais la Chambre peut en subventionner 1 000.

Pour moi, l’acheteur ça a été un coup de chance. Le lait bio est acheté par des coopératives ou des entreprises, Le Petit Basque est une des plus connues. Il se trouve que cette entreprise ramasse déjà du lait de brebis par ici, et que notre ferme est quasiment sur le trajet de leur camion. Voilà avant tout ce qui me permet de passer en bio. Il existe aussi des aides à la conversion en bio sur 3 ans. J’ai posé ma demande, ça devrait marcher même si ce n’est pas encore confirmé. Mais donc mon cas, c’est de l’ordre de 5 000€, pas significatif à l’échelle de l’exploitation. Avant tu avais aussi des aides au maintien, pour éviter qu’un converti récent ne rebascule en conventionnel, après de premières années bio difficiles. Mais elles ont été supprimées.

TC : Comment tes parents voient-ils cette conversion en bio ?

SL : Ni réticents, ni enthousiastes. Dans l’agriculture, quand on a trouvé un équilibre économique, on réfléchit à deux fois avant de changer. Mon père a travaillé dur pour en arriver là et il n’a pas été habitué à décider à plusieurs. Par ailleurs, quand nos avis divergent sur les choix à la ferme, c’est souvent lui qui a raison, l’expérience parle. Bref, changer de mode de travail prend du temps, il faut y aller prudemment.

Aussi, tu sais, souvent une « reprise » d’exploitation n’est pas effective tant que la génération précédente est encore là. Beaucoup de jeunes enthousiasmés par un retour à la terre se confrontent à cela. Tu bénéficies de bâtiments séculaires, de relations commerciales durables, d’outils développés par ceux du dessus, de terres durement acquises, tu ne peux pas arriver la fleur au fusil et décréter la révolution. Il faut accepter cet héritage et ses particularités.

TC : Sylvain, bravo à toi pour ton courage, pour ces beaux projets. Je te souhaite plein de réussite dans les années à venir !

SL : Merci, on va essayer de faire ça bien !

Propos recueillis début 2022


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